TINA, TARA ou TAPA ?

4 mai 2023

Auteur: Vincent Coppée, gestionnaire de fonds d’Argenta Asset Management

Le mois d’avril a montré deux visages sur les marchés financiers : une poursuite de la hausse durant les deux premières semaines, suivie d’une évolution en dents de scie dans la deuxième moitié du mois. Les résultats trimestriels des entreprises ont dominé l’actualité. Nous sommes encore loin de la fin des publications, mais on peut déjà constater que les investisseurs se montrent indécis sur l’interprétation des chiffres et des commentaires.

Les taux d’intérêt restent quant à eux influencés par les chiffres de l’inflation et les spéculations sur la politique monétaire des banques centrales.

Dans ce point mensuel, nous discutons des développements économiques et de la façon dont nous ajustons notre portefeuille en conséquence.

L’économie mondiale : entre espoirs et doutes

La situation macroéconomique mondiale semble décidément difficile à déchiffer depuis plusieurs mois. Alors que de nombreux ingrédients sont en place pour provoquer une période de récession (inflation, hausse des taux des banques centrales, retour du stress bancaire…), les données économiques publiées font état d’une étonnante résistance de la croissance. Mais certains craquements commencent à être de plus en plus visibles.

En surface, tout semble encore calme

La croissance tient bon…

Si l’on regarde l’évolution des enquêtes mensuelles auprès des directeurs d'achats qui donnent pour rappel une bonne indication de la croissance économique, on constate un rebond au-dessus de 50 (seuil d’expansion économique) à la fois en Europe et en Chine. On peut relever diverses raisons à cela, mais certains éléments ont à, l’évidence joué, un rôle prépondérant. Ainsi sur le Vieux Continent, la chute très impressionnante des coûts énergétiques, et en particulier des prix du gaz naturel, ont clairement apporté un soulagement à l’économie européenne. En Chine, la réouverture de l’économie après l’abandon de la politique « zéro Covid » a relance la machine économique.

Finalement seuls les États-Unis voient une poursuite de la détérioration de la croissance avec un indice qui passe sous 50. Nous verrons plus loin que cette faiblesse provient notamment d’une consommation qui s’essouffle de plus en plus.

Indicateurs avancés

…l’emploi aussi

L’emploi reste aussi extrêmement solide. Les taux de chômage restent au plus bas sur les 20 dernières années, que ce soit en Europe ou aux États-Unis. Certes nous commençons a entendre de plus en plus d’entreprises qui annoncent des programmes de licenciement, en particulier dans le secteur technologique. Mais jusqu’à présent, cela ne contrebalance pas la pénurie persistante de candidats à l’emploi dans une grande partie de l’économie.

Taux de chômage États-Unis et Eurozone

En coulisses, des signes inquiétants

Aux États-Unis, le consommateur faiblit

La consommation joue un rôle crucial dans la croissance aux États-Unis, avec un poids de près de 70 %. Jusqu’à la fin de 2022, cette consommation représentée par les ventes au détail dans le graphe ci-dessous, a connu une tendance haussière continue. Les aides multiples accordées aux ménages durant la pandémie de Covid-19 a permis à ces derniers de continuer à dépenser, et à un rythme encore plus rapide lorsque les confinements ont été abolis. Mais les réserves d’épargne accumulées commencent à s’épuiser, tandis que l’inflation galopante a réduit les capacités de dépense.

Ajoutons à cela un resserrement des conditions de crédit accordées par les banques, qui va s’accentuer après la mini-crise bancaire de mars. Et vous obtenez le cocktail parfait pour un sérieux ralentissement de la consommation. Les chiffres des deux derniers mois sont déjà en recul, et la confiance des consommateurs se dégrade de nouveau après une amélioration temporaire.

Consommation et confiance

En Europe, l’inflation de base résiste

En Europe, comme nous l’avons écrit plus haut, l’économie profite pour l’instant d’une décrue importante des coûts de l’énergie. En conséquence l’inflation globale chute rapidement. Par contre, l’inflation de base, hors énergie et alimentation, ne donne toujours aucun signe d’affaiblissement comme on le voit sur le graphe ci-dessous.

Outre que cela traduit de nouveau le degré de rigidité de l’économie européenne, cela implique surtout que la BCE reste sous pression pour ramener l’inflation à des niveaux soutenables. Elle devra donc très probablement poursuivre sa campagne de hausses de taux, au risque de provoquer un coup d’arrêt de l’économie dans la zone euro.

Inflation dans la zone euro (base annuelle)

La crise bancaire américaine et le resserrement du crédit

Une quatrième victime parmi les banques régionales

Le 1er mai, First Republic Bank a été la quatrième institution régionale à être saisie par les autorités américaines. Elle a fait l’objet, dans la foulée, d’une vente accélérée à JP Morgan. Il s’agissait d’une banque spécialisée dans le service aux grandes fortunes et qui a imprudemment accordé de très nombreux prêts hypothécaires à taux plancher ces dernières années. Fin avril lors de la publication de ses résultats, First Republic a dû confesser que plus de 40 % des dépôts de la clientèle avaient fui la banque depuis le début de l’année. Á partir de ce moment, son sort semblait définitivement scellé.

Était-ce la dernière victime de la crise bancaire aux États-Unis ? Bien malin qui peut le certifier. Le malaise reste en tous cas bien présent dans le secteur, et surtout, cela risque d’accélérer encore le resserrement des conditions de crédit aux États-Unis.

Un crédit plus cher et moins accessible

La Fed elle-même voit un resserrement du crédit se profiler à l’horizon, car les banques seront probablement « plus prudentes » après les défaillances récentes. La secrétaire d’État au Trésor Janet Yellen avertissait dès mi-avril : « Nous avons déjà constaté un certain resserrement des normes de prêt dans le système bancaire, et il pourrait y en avoir d'autres à venir. » Le président de la Fed, Jerome Powell, a été plus direct lors d'une récente conférence de presse, avertissant que les turbulences bancaires étaient « susceptibles d'entraîner un resserrement des conditions de crédit pour les ménages et les entreprises, ce qui affecterait à son tour les résultats économiques ».

Pendant une crise du crédit, il devient plus difficile pour les consommateurs de faire de gros achats nécessitant un prêt, comme des maisons ou des voitures, et pour les entreprises de se développer. Le crédit est « le lait maternel de l'activité économique », comme Mark Zandi, économiste en chef chez Moody's Analytics, l’a souligné dans une interview avec CNBC. On peut donc raisonnablement s’attendre à ce que cette évolution soit défavorable à la croissance américaine dans les prochains mois.

Le spectre du plafond de la dette américaine

Et pour clôre le chapitre des inquiétudes à court-terme, nous voyons revenir sur le devant de la scène le risque lié au plafond de la dette aux États-Unis.

Un rappel de la problématique

Le plafond de la dette est la limite du montant d'argent que le gouvernement américain peut emprunter pour payer des services, tels que la sécurité sociale, l'assurance maladie et l'armée. Chaque année, le gouvernement tire des recettes des impôts et d'autres flux, tels que les droits de douane, mais dépense finalement plus qu'il ne reçoit. Cela laisse le gouvernement avec un déficit, qui a varié de 400 milliards de dollars à 3 000 milliards de dollars chaque année au cours de la dernière décennie. Le déficit restant à la fin de l'année est finalement ajouté à la dette totale du pays.

Pour emprunter de l'argent, le Trésor américain émet des titres, comme des obligations d'État américaines, qu'il remboursera éventuellement avec intérêt. Une fois que le gouvernement américain atteint sa limite d'endettement, le Trésor ne peut plus émettre de titres, ce qui arrête essentiellement un flux d'argent crucial vers le gouvernement fédéral. Le Congrès doit alors remonter ce plafond officiel pour éviter un « défaut technique » de la dette américaine.

Un remake de 2011 ?

Le problème à l’époque

En général, et malgré les tensions habituelles au sein de la classe politique américaine, le vote du relèvement du plafond se déroule sans trop d’anicroches. En 2011, cependant, c’était différent. Cette année-là, les républicains ont utilisé le débat sur la limite de la dette comme monnaie d'échange pour réduire les dépenses.

Ce fut un combat féroce. Alors qu'il restait 72 heures avant que les États-Unis ne fassent défaut sur leur dette, une catastrophe qui menaçait de faire des ravages sur l'économie, les républicains et les démocrates se sont finalement mis d'accord sur un projet de loi qui augmentait le plafond de la dette de 900 milliards de dollars et réduisait les dépenses à peu près du même montant. Mais pour les marchés le mal était fait : S&P a dégradé la note des États-Unis pour la première fois dans l’histoire et les bourses ont chuté de 20 % dans la foulée.

Le problème aujourd’hui

le plafond de la dette et beaucoup y voient un reflet de la crise de 2011. Le président de la Chambre, Kevin McCarthy, est pris entre les factions modérées et d'extrême droite du parti républicain. Et bien que McCarthy ait rallié son parti derrière un projet de loi de la Chambre, les démocrates refusent jusqu'à présent de négocier.

En janvier, le département du Trésor a commencé à utiliser des « mesures extraordinaires » pour éviter de faire défaut sur la dette américaine. Certains estiment que la date de défaut du gouvernement américain – la soi-disant « date X » lorsque le gouvernement manque officiellement de fonds pour payer ses factures – arrivera fin juillet, donnant au GOP et aux démocrates moins de trois mois pour trouver une solution. Et Janet Yellen vient de raccourcir encore ce délai en prévoyant que cette date-butoir pourrait déjà être le premier juin. Le mois de mai promet d’être agité dans les couloirs du Congrès.

Quid des résultats d’entreprises ?

Une saison en apparence assez rassurante

Depuis la mi-avril, la publication des résultats des entreprises pour le 1er trimestre de l’année bat son plein. Nous plus ou moins à mi-parcours et jusqu’à présent les chiffres publiés sont de relativement bonne facture par rapport à ce que les analystes prévoyaient. Ainsi aux Etats-Unis, 78 % des sociétés du S&P 500 qui ont communiqué leurs résultats font mieux qu’attendu, tandis que 18 % sont en-dessous des attentes. Les secteurs les mieux placés sont les matériaux, les biens de consommation non-durables et la technologie. Sans surprise, les plus grandes déceptions se retrouvent dans le secteur financier et l’immobilier.

En Europe également, 70 % des sociétés font mieux que prévu. Le secteur industriel sort du lot, suivi du secteur de l’énergie et plus étonnamment peut-être du secteur financier, ce qui montre que la crise actuelle est vraiment concentrée aux États-Unis.

En arrière-plan, des résultats qui continuent de se dégrader

Il faut cependant garder en tête que nous parlons ci-dessus de résultats qui ressortent meilleurs que prévu. Mais ils continuent à ralentir et les attentes pour les résultats de 2023 tant en Europe qu’aux États-Unis sont négatives, comme on le voit sur le graphe de gauche ci-dessous. De même en Amérique, si l’on contate un léger rebond des révisions positives par les analystes, les révisions négatives augmentent encore plus rapidement (graphe de droite).

Croissance attendue USA et Europe
Révisions des attentes bénéficiaires

Un marché américain porté par les « big tech »

Alors comment se fait-il que les indices boursiers se comportent de manière si positive ? Aux États-Unis, la réponse est simple : les « big tech » portent le marché presque à elles toutes seules. Les 8 plus grandes sociétés technologiques américaines dans lesquelles on retrouve Microsoft ou Apple ont progressé de plus de 40 % en moyenne depuis le début de l’année. L’ensemble des autres sociétés cotées a, par contre, baissé en moyenne de 1 % depuis le début de l’année. Les « big tech » sont responsables de pas moins de 9 % de hausse du S&P 500.

En Europe le phénomène est nettement moins présent, même si certaines sociétés comme LVMH commencent à peser de plus en plus sur la tendance de la bourse européenne. Mais on peut conclure qu’en Amérique, en tous cas, le socle sur lequel se construit la hausse du marché est particulièrement réduit, et ce n’est pas particulièrement rassurant.

TINA, TARA ou TAPA ?

Jusqu’à la fin de 2021, le mot d’ordre sur les marchés financiers était « TINA » : « there is no alternative », il n’y a pas d’alternative aux actions, puisque les investisseurs recevaient des taux nuls, voire négatifs sur le cash ou les obligations. Irrémédiablement les capitaux se dirigeaient sur les actions, même si ces dernières pouvaient sembler chères.

Mais depuis l’envol de l’inflation et des taux d’intérêt en 2022, on entend de plus en plus parler de « TARA » ou de « TAPA » : « There are reasonable alternatives » ou « There are plenty of alternatives » : il y a des alternatives raisonnables, ou même il y a plein d’alternatives. Et c’est vrai que l’on peut trouver des obligations d’état solides qui offrent 3,4 ou 5 % de rendement, ou des obligations d’entreprises et émergentes qui offrent des taux atteignant parfois 6,7 ou 8 %.

Dès lors il ne suffit plus aux actions de paraître pour attirer l’investisseur. Elles doivent dorénavant justifier de perspectives de rendement suffisantes pour être préférées aux obligations ou aux liquidités.  

Notre positionnement dans les fonds essentiels

Les perspectives de l’économie mondiale restent très incertaines pour les prochains mois. En particulier aux États-Unis, la crise bancaire et le débat sur le plafond de la dette rendent l’environnement encore plus difficile pour les actifs à risque. Les bourses sont soutenues par un nombre restreint de grandes capitalisations et restent relativement chères alors que la récession guette toujours. Et comme nous l’avons expliqué plus haut, des alternatives existent maintenant dans le monde obligataire. Dès lors nous conservons toujours une sous-pondération en actions et une surpondération en obligations par rapport à nos indices de référence.

Au sein des actions

L’action principale qui a été menée lors du mois écoulé a été un renforcement des actions technologiques au détriment du secteur industriel. La baisse potentielle des taux d'intérêt et la nature plus défensive des méga-capitalisations dans un contexte de récession justifie le premier mouvement. En effet, ce groupe d'actions dispose d'une énorme réserve de liquidités, ce qui est considéré comme un élément positif aujourd'hui. En outre, la demande d'applications liées au cloud – et à l'intelligence artificielle – est assez solide, ce qui devrait soutenir les bénéfices des entreprises du secteur.  

Par contre les actions du secteur industriel, qui ont bien performé à la fin de 2022 et au début de cette année, sont plus vulnérables à un ralentissement de l’économie en raison de leur profil cyclique.

Au sein des obligations

Comme nous l’avons souligné plus haut, la probabilité d’une récession aux États-Unis s’est accrue. Cette perspective devrait contribuer à une baisse supplémentaire des taux obligataires de long-terme outre-Atlantique, au fur et à mesure que les investisseurs intègrent ce risque récessionniste. Dès lors nous avons augmenté nos positions sur les échéances plus longues au sein des Bons du Trésor américains, au détriment des échéances de court terme.

En Europe, les attentes d’inflation pour les prochaines années ont de nouveau chuté fin mars et début avril, en réaction à la baisse supplémentaire des prix des matières premières. Nous sommes cependant d’avis que le marché sous-estime la rigidité de l’économie européenne en matière de pressions inflationnistes dans les biens et services hors alimentation et énergie (notamment au niveau des salaires). Dès lors, nous avons augmenté la part des obligations liées à l’inflation au sein de notre allocation d’obligations d’état européennes, pour la porter à 30%.

Conclusion

La gestion d’un patrimoine de manière efficace requiert une bonne dose de raison, de rationalité et de patience. Le contexte actuel, marqué par un environnement économique difficile et par des marchés qui ne se comportent pas nécessairement comme on pourrait s’y attendre, rend ces principes de gestion encore plus essentiels. S’y ajoutent les exigences de diversification et de contrôle des risques que nous respectons en toutes circonstances. Ce faisant, nous nous donnons les moyens de fournir à notre clientèle un perspective de rendement favorable et équilibrée sur le long terme.

Lire plus

  • Rapport trimestriel Q1 2023 : même une crise bancaire n’a pas raison du marché

    7 avril 2023

    Après un début d'année optimiste en janvier et février, les marchés financiers ont encaissé plusieurs coups durs en mars. La banque américaine Silicon Valley Bank a connu des difficultés et est rapidement devenue la plus grande faillite bancaire aux États-Unis depuis la grande crise financière de 2008. Le choc qui a suivi a rapidement touché deux autres grands noms du secteur bancaire, Signature Bank et Credit Suisse.

  • Des scénarios très divers au menu

    10 mars 2023

    Les tendances boursières évoluent rapidement ces derniers mois, au gré des allers-retours entre hausse et baisse des taux d'intérêt ou entre force et faiblesse du dollar. Dans ces situations, il peut être judicieux de faire des ajustements souples en augmentant l'investissement en question après une baisse ou en le vendant après une hausse.

  • La bataille contre l’inflation est-elle terminée ?

    10 février 2023

    Depuis le début de 2023, la bourse a connu une évolution très favorable. Les actions européennes ont notamment réussi à surprendre positivement, portées par des chiffres économiques moins mauvais que prévu. Le marché boursier chinois a réagi avec enthousiasme à la réouverture de l’économie. L'inflation aux Etats-Unis a pu confirmer sa tendance baissière, amenant la banque centrale américaine à modérer progressivement sa politique de resserrement monétaire.