Festival de mauvaises nouvelles

5 mai 2022

Il faut désormais aller au moins jusqu’à la page 17 de son journal pour s’informer des nouvelles qui ne sont que moyennement mauvaises. Aujourd’hui, les infos qui se retrouvent dans les premières pages de votre quotidien favori ne peuvent être que catastrophiques. Et de fait, il n’en manque pas. Les nuages d’orage doivent gronder comme jamais pour jouer les premiers rôles dans un ciel à ce point plombé que le moindre rayon de soleil a toutes les peines du monde à percer de temps en temps.

Dans le contexte du conflit géopolitique le plus terrifiant depuis plus de soixante ans, les prix alimentaires grimpent à un rythme inédit, les cours du pétrole et des matières premières atteignent des niveaux record, alors que les indicateurs de l’inflation sont à peine inférieurs à leurs illustres prédécesseurs du début des années 1980. Les marchés obligataires plient sous la violence de la remontée des taux d’intérêt à long terme et occasionnent des pertes d’une ampleur sans précédent depuis 1981.

Dans la zone euro, les taux d’intérêt à long terme sont boostés par la proximité du conflit militaire, la forte dépendance au pétrole et au gaz russes et la capacité d’action limitée de la banque centrale à prendre les mesures monétaires appropriées pour maîtriser le choc inflationniste. Le taux à 10 ans américain a progressé de 1,5 % depuis le début de cette maudite année et est passé ainsi, le 2 mai, au-dessus du seuil symbolique de 3 %. En Italie et en Suède, les taux obligataires ont augmenté encore plus fortement, respectivement de 1,72 % et 1,55 %. Le taux moyen sur les obligations à 10 ans dans la zone euro a ainsi progressé de 1,32 %.  

Graphique 1 : Taux d’intérêt à 10 ans aux États-Unis et dans la zone euro

Graphique 1 : Taux d’intérêt à 10 ans aux États-Unis et dans la zone euro

Ce n’est pas insurmontable pour tout investisseur qui détient un portefeuille bien diversifié, réparti en actions, obligations et positions à court terme, et dont l’horizon de placement est suffisamment long.  Les cours des obligations boivent la tasse de temps en temps et ces reculs ne sont généralement que de courte durée.

Actuellement, l’ampleur des pertes subies par les détenteurs d’obligations prend cependant des proportions historiques. À titre d’exemple, nous vous montrons le parcours du rendement annuel des obligations allemandes d’une durée moyenne de 10 ans. 

Graphique 2 : Évolution du rendement annuel des obligations d’État allemandes à long terme

Evolutie van de jaarreturn van Duitse overheidsobligaties op lange termijn

Jusqu’à présent, les marchés des actions résistaient crânement, n’enregistrant que des reculs limités depuis l’invasion russe de l’Ukraine. Mais, là aussi, des brèches dans les lignes de défense ont commencé à apparaître. La moindre bonne nouvelle serait donc la bienvenue.

Surtout depuis que l’on a appris que les performances de l’économie américaine étaient (largement) inférieures aux attentes, comme l’a révélé le rapport sur la croissance enregistrée au premier trimestre de cet Annus horribilis. La plupart des bourses d’actions affichent à présent un recul depuis l’invasion militaire lancée le 24 février.

Cependant, les dommages restent limités une fois les performances des indices boursiers américains exprimées en euros. Et, de son côté, l’indice boursier évolue encore en territoire positif. Les pires performances se retrouvent du côté des grandes banques européennes (comme elles se nomment elles-mêmes), des constructeurs automobiles (et donc également de la bourse allemande), de tous les indices boursiers chinois et, bien entendu, des marchés émergents de l’Europe orientale.

L’on notera tout de même quelques belles évolutions positives : les fortes progressions des entreprises énergétiques américaines et des marchés sud-américains, riches en pétrole et en matières premières, n’étonneront personne. D’excellentes performances sont également à mettre au crédit du secteur de la cybersécurité, des actions indiennes et de l’industrie pharmaceutique européenne.  Depuis quelques mois, les actions value[1] affichent elles aussi un parcours nettement plus favorable que celles dites de croissance.

Cette évolution traduit naturellement la crainte de voir la croissance économique ralentir (encore plus), mais elle montre également que les investisseurs restent toujours disposés à s’abriter derrière les actions value. Parce qu’ils se rappellent que seules ces actions sont capables d’exploiter encore le peu de croissance économique qui subsiste. Quoiqu’il en soit, la nette surperformance de l’indice des actions de croissance par rapport à l’indice des actions value sur ces 10 dernières années a fondu en partie. Le 31-12-2021, à l’échelle mondiale, l’avance (impressionnante) des actions de croissance sur les actions value était encore de 65 %. Après la saignée des marchés en 2022, ce bonus est retombé à 40 % à peine.

Graphique 3 : Performance relative des actions de croissance par rapport aux actions value

Graphique 3 : Performance relative des actions de croissance par rapport aux actions value

Mais la valeureuse lutte des actions contre toutes les forces négatives qui frappent les marchés financiers s’avère encore plus âpre à présent que l’autre soutien des bourses d’actions, à côté de celui des taux d’intérêt, vient lui aussi à flancher. Certes, les résultats des entreprises américaines au premier trimestre de 2022 sont meilleurs (de 6,9 %) que prévu.

Mais, même avec plus de 70 % des entreprises (à ce jour) ayant dépassé les attentes, le marché a été pris d’effroi à l’annonce des résultats archimauvais du géant du commerce en ligne Amazon. Il se peut que ce ne soit pas toujours la fête dans la maison de Jeff Bezos, mais tout de même. Son entreprise a fait état de très lourdes dépréciations de valeur sur investissements et d’une chute inédite de la croissance des volumes de vente, ne réussissant même pas à approcher les attentes du marché les plus modestes. La croissance robuste des activités cloud atténue quelque peu la dureté du bilan, mais les investisseurs qui visent ce segment peuvent sans doute s’intéresser à d’autres acteurs plus directement impliqués dans ce secteur. Apple avait bien publié (le 28-03) des résultats dépassant (pour la énième fois) les attentes les plus élevées, mais cet autre géant de la nouvelle économie avait indiqué que les difficultés d’approvisionnement de composants en provenance de Chine ne manqueraient pas de ralentir la croissance au prochain trimestre.

Dans ce pays, les mesures drastiques instaurées pour ralentir la propagation du variant Omicron du virus qu’on ne présente plus ont un succès limité jusqu’à présent à Shanghai et à Shenzhen, mais imposent un coût faramineux à l’économie chinoise, perturbent le commerce mondial et rétrécissent encore les goulets d’étranglement apparus dans l’acheminement des composants essentiels pour les entreprises technologiques américaines et européennes.   

Graphique 4 : Recrudescence du nombre d’infections en Chine : nombre de nouvelles contaminations sur base hebdomadaire par million d’habitants 

Graphique 4 : Recrudescence du nombre d’infections en Chine : nombre de nouvelles contaminations sur base hebdomadaire par million d’habitants

La résurgence du virus se fait sentir à présent à Pékin également. Ce qui est moins dommageable économiquement, mais pose un problème politique épineux aux autorités. Le président Xi semble d’ailleurs s’être retiré de la vie publique depuis un mois, de peur sans doute de mettre en péril sa popularité en associant son image à la politique calamiteuse et aux mesures très controversées mises en œuvre pour freiner la propagation locale du virus. À l’automne, sa réélection est au programme du congrès du parti, mais elle n’est pas acquise au vu de la faiblesse des performances économiques. Si les prix alimentaires continuent à grimper, Xi sera confronté à l’ennemi numéro 1 du peuple en Chine : des rayonnages de grands magasins à moitié vides, avec des produits essentiels devenus inabordables pour le Chinois moyen.  

L’augmentation des prix des denrées alimentaires et des engrais (qui sont au moins aussi importants) ne menace pas uniquement des pays comme la Chine et l’Inde, mais prend également des proportions importantes en Europe. Le conflit militaire doit prendre fin de toute urgence pour permettre une stabilisation de la situation alimentaire. Mais il est de moins en moins probable qu’à la date (présumée) du 9 mai, le président de la Fédération de Russie puisse annoncer l’arrêt de son opération militaire spéciale. Pour cela, il a besoin d’une victoire à la fois crédible et majeure, comme la « libération » complète du sud-est de l’Ukraine. Cela se traduirait concrètement par la jonction terrestre, cruciale sur le plan logistique, entre la Russie et le seul port en eau profonde dans une mer chaude que contrôle le plus grand pays du monde, à savoir Sébastopol sur le littoral occidental de la Crimée. Les troupes barbares de Poutine s’efforcent d’atteindre cet objectif, mais trop lentement pour pouvoir revendiquer une victoire d’ici au 9 mai.

Dans cette bataille, l’impossibilité pour le plus grand ennemi de l’Occident libre de prendre le dessus ni sur terre ni dans les airs ni sur l’eau continue à susciter l’incompréhension. Apparemment, les bonnes vieilles statistiques militaires ont gardé toute leur pertinence : pour gagner (rapidement), un agresseur doit pouvoir mettre en mouvement des troupes supérieures en nombre d’un facteur de 3 par rapport à celles de son adversaire qui se défend. En l’espèce, ce n’est manifestement pas le cas, puisque l’Ukraine dispose de la troisième plus grande armée terrestre en Europe. L’agresseur pourrait éventuellement réussir son offensive à la faveur d’une attaque surprise ou d’un grand avantage technologique. Mais cette première condition n’est plus d’actualité. Et la seconde ne l’est plus depuis que les États-Unis et les pays membres de l’UE fournissent de l’armement sophistiqué à l’Ukraine. À présent, bien malin celui qui peut prévoir l’issue du conflit. Poutine profitera sans doute de la célébration du 9 mai pour annoncer une déclaration de guerre en bonne et due forme à l’Ukraine afin de pouvoir envoyer un ordre de mobilisation à quelques dizaines de milliers jeunes Russes, qui lui serviront ainsi de nouvelle chair à canon. 

Dans un tel contexte, que peut faire l’investisseur ? Continuer à mettre l’accent sur les secteurs dont l’importance stratégique augmentera encore : la technologie américaine, la cybersécurité, les semi-conducteurs et sans doute aussi les soins de santé.

Pour les marchés obligataires, il est encore trop tôt. Les taux d’intérêt dans la zone euro peuvent encore grimper d’un demi-point de pourcentage. Aux États-Unis, le mouvement haussier se poursuit et n’est pas encore près de se terminer. Pour les placements à court terme, nous tablons sur un relèvement du taux directeur européen d’un quart de point de pourcentage après 3 et 6 mois. Aux États-Unis, la remontée du taux directeur sera plus ample.  Après la hausse de 50 points de base le 4 mai, nous anticipons plusieurs relèvements, qui pourraient même s’élever à 75 points de base en juin et 50 points de base en juillet. S’ensuivront des relèvements plus modestes d’un quart de point de pourcentage toutes les six semaines jusqu’en mars ou mai 2023.

Cela provoque également un renforcement du cours du dollar américain par rapport à l’euro. L’évolution récente de ce taux de change est parfaitement conforme à ce que calcule notre modèle.

Graphique 5 : La valeur modélisée du cours du dollar américain par rapport à l’euro (une courbe plus basse indique un renforcement du dollar par rapport à l’euro)

Graphique 5 : La valeur modélisée du cours du dollar américain par rapport à l’euro (une courbe plus basse indique un renforcement du dollar par rapport à l’euro)

Les marchés d’actions prennent leur parti de cette série époustouflante de relèvements du taux directeur. Ils sont beaucoup moins indulgents à l’égard de la réduction annoncée du total bilantaire de la Réserve fédérale américaine, de 95 milliards de dollars par mois (vraisemblablement à partir du mois de juillet). Une mesure totalement insensée et fondée uniquement sur un raisonnement purement comptable. Ce n’est pas parce que, dans un premier temps, vous avez sauvé un patient en lui administrant une dose supplémentaire d’oxygène qu’il faut ensuite retirer cet oxygène de son environnement. Il ne peut en effet que rechuter dans son état antérieur…

Nous craignons cependant par-dessus tout les bombardements soi-disant de précision de l’armée russe, dont certains finiront tôt ou tard par rater largement leur cible et frapper une parcelle du territoire de l’OTAN. Cela nous rappelle les briefings quotidiens du président Reagan, qu’il terminait chaque fois par un bon mot. Lors de l’une de ces rencontres avec la presse, il leur posa une devinette : « C’est un affreux engin puant et bruyant, qui engloutit 10 litres de pétrole par heure, rejette des gaz terribles et, lorsqu’on y lance une pomme, celle-ci en ressort après un certain temps en trois morceaux. De quoi s’agit-il ? »

Les journalistes présents n’avaient pu que donner leur langue au chat. Après une courte pause de circonstance, Ronald Reagan leur donna la solution. Une machine russe conçue pour couper une pomme en quatre.  

Par actions value, on entend les titres dont le rapport cours-bénéfice est inférieur à la moyenne. Les actions de croissance affichent un rapport cours-bénéfice supérieur à la moyenne.

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