Quelque part où il pleut toujours, même quand le soleil brille

19 décembre 2022

La publication des derniers chiffres de l’évolution des prix au détail aux États-Unis avait paru dégager complètement le ciel boursier. Ces statistiques révélaient en effet un recul étonnant de (presque) tous les indicateurs partiels de l’indice CPI. 

Seuls les loyers progressent encore (trop) rapidement, alors que la diminution des prix alimentaires sur les marchés mondiaux ne se reflète toujours pas à la caisse des supermarchés[i]. Bien au contraire.

Graphique 1 : Évolution des prix du commerce de détail en général et de l’inflation aux États-Unis, comparativement à la croissance de la masse monétaire[i] (M2, avec un retard de 1 an)

Graphique 1 : Évolution des prix du commerce de détail en général et de l’inflation aux États-Unis, comparativement à la croissance de la masse monétaire  (M2, avec un retard de 1 an)

Mais la dynamique haussière des prix, tant des biens que des services, s’essouffle plus rapidement que prévu. Cette divine surprise avait déclenché, dans un premier temps, un net rebond boursier, avec des plus hauts en séance supérieurs à 4 %. Le climat boursier s’est cependant assombri rapidement et la séance s’est clôturée sur un gain limité, malgré ces chiffres de l’inflation très favorables. 

Un petit avant-goût de ce qui allait advenir, puisque la réunion du FOMC[i] de la banque centrale américaine, qui se tient toutes les six semaines, devait avoir lieu très peu de temps après. Si la décision de relever le taux directeur de 50 points de base était inscrite dans les étoiles depuis des semaines, le président de la Fed a réussi pour la énième fois à semer le désordre avec ses commentaires déroutants, truffés d’avertissements, qui soulignaient la nécessité de nouvelles hausses de taux dans les mois à venir.

Il va de soi que la bataille contre l’inflation n’est pas encore gagnée, mais, par ses commentaires, Powell reconnaît inconsciemment que la politique monétaire de la banque centrale semble impuissante à colmater la brèche, malgré une remontée inédite de 4,25 % (!) de son taux directeur au cours des 9 derniers mois.

Lorsque le patron de la banque centrale en vient lui-même à craindre une rupture de la digue, vous pouvez oublier tous vos rêves de rally boursier de Noël dans les prochains jours, qui aurait pu effacer une bonne partie des pertes subies depuis le début de cette année maudite.

Des espoirs d’autant plus vains que les marchés d’actions s’inquiètent non seulement des taux directeurs, mais devront également digérer, dans les premières semaines de 2023, la publication des évolutions négatives des résultats des entreprises au quatrième trimestre de cette année. 

L’on ne s’étonnera donc pas que, depuis le discours catastrophique du banquier central le plus influent du monde, les marchés d’actions ont fait ce qu’ils ont l’habitude de faire en 2022 : reculer. 

Bien sûr, Powell n’a pas complètement tort. Les prix de gros publiés auparavant avaient déçu sur toute la ligne. Et, entre-temps, l’inflation salariale est également apparue plus forte que prévu. Alors, bien sûr, cela nous amène à reporter encore de quelques mois la fête de la victoire contre l’inflation galopante, mais pas au point de reprendre en chœur les cris de désespoir de Jay Powell.

Jusqu’à présent, les deux chiffres semblent en effet corriger les observations de la période précédente, qui s’étaient avérées étonnamment basses. De surcroît, les augmentations salariales ont tendance à suivre avec un grand retard l’évolution générale des prix et traduisent ainsi surtout le niveau de l’inflation du mois d’août. 

Il est sans doute superflu de préciser que les marchés d’actions et d’obligations réagiraient très mal si, d’aventure, ces chiffres défavorables venaient à se répéter dans les prochains mois, ce qui repousserait encore plus loin le redressement des cours espéré. L’évolution des salaires rappelle surtout de mauvais souvenirs à la Fed lorsque sa politique trop laxiste l’avait contraint en 2004 à procéder frénétiquement, mais en vain, à plusieurs relèvements de son taux directeur pour contrecarrer le dérapage des salaires, ce qui avait jeté les bases de la Grande Répression de 2008-2009.  

Malgré notre déconvenue, consécutive à la énième grosse averse sur les bourses, nous gardons la tête froide. Le redressement des marchés financiers se produira progressivement lorsqu’il apparaîtra, dans les prochains mois, que l’inflation pique bel et bien du nez. La Fed sera alors moins tentée de s’abandonner à de martiales envolées et pourrait même envisager de stabiliser son taux directeur, avant de le faire redescendre quelque temps plus tard. Les marchés financiers situent cependant cette dernière phase au plus tôt en décembre 2023, après que le taux directeur aura atteint un sommet de 4,75 % en mars. Pour l’heure, la banque centrale évoque cependant un scénario qui verrait le taux directeur monter jusqu’à 5,1 % et ne redescendre éventuellement qu’au deuxième trimestre de 2024. 

Cette perspective apocalyptique se veut sans doute dissuasive : la banque centrale chercherait ainsi à ramener les revendications salariales à des proportions acceptables. Entre-temps, les marchés craignent de plus en plus que la Fed maintienne son taux directeur à un niveau élevé pendant longtemps, y compris tout au long de la récession qui nous pend au nez au cours des premiers mois de l’année prochaine. 

Reste à savoir si cette contraction économique sera substantielle ou non. Sous les coups de massue de la Fed, le marché du travail montre certes quelques fissures, mais ne rompt pas (pour l’instant). La croissance des créations d’emploi se situe encore loin au-dessus de sa moyenne à long terme et les nouvelles demandes d’allocations de chômage se rapprochent des légendaires planchers de 1969. Aujourd’hui, la population active est cependant le double de ce qu’elle était à l’époque, ce qui rend le constat actuel encore plus impressionnant.  

Ce marché du travail montre tout de même quelques signes de faiblesse : le nombre d’offres d’emploi stagne (il est vrai à un niveau toujours élevé), le ratio jobhop[i] est à présent (légèrement) négatif et les licenciements annoncés augmentent substantiellement, surtout dans les secteurs technologiques et financiers.

Mais cela ne suffit pas, pour l’instant, à faire changer d’avis la Fed. Elle ne changera pas son fusil d’épaule avant de voir les indicateurs de l’inflation s’engager résolument sur une voie baissière durant quelques mois. Nous n’excluons pas que cela intervienne déjà au prochain trimestre, mais nous devons avancer cette prévision avec prudence tant que ce chemin est parsemé de perfides abîmes. Le principal défaut d’une inflation élevée est en effet son imprévisibilité.  

Cela nous laisse malheureusement présager encore quelques semaines sombres sur les bourses mondiales. Mais l’heure la plus noire se situe précisément juste avant le lever du soleil. Tout fin observateur remarque étrangement la fine pointe de l’aube émerger dans le comportement incongru des marchés financiers. Certes, les actions ont connu une bien sombre semaine, dans le sillage de l’allocution déprimante du président de la Fed. Mais les marchés professionnels des placements à court terme font preuve de plus de calme. 

Contrairement aux bourses émotives, les marchés monétaires tablent sur un scénario où la probabilité de voir le taux directeur évoluer au-delà de 4,75 % a considérablement baissé après la dernière réunion du FOMC. La forte dépréciation récente du dollar semble également annoncer une Fed plus accommodante dans un proche avenir. Et sans doute moins hawkish, par rapport à la BCE, qui devra mener une lutte obstinée contre ses indicateurs d’inflation avec, en perspective, davantage de relèvements pour son taux directeur. 

Le phénomène le plus frappant est cependant la réduction très sensible de l’inflation anticipée, tant aux États-Unis que dans la zone euro. Cet indicateur est calculé sur la base de la différence des cours entre les obligations d’État classiques à taux d’intérêt fixe et les titres d’État à coupon flottant, qui dépend du niveau de l’indice d’inflation. 

Graphique 2 : Inflation moyenne attendue aux États-Unis et dans la zone euro sur les 5 prochaines années.

Graphique 2 : Inflation moyenne attendue aux États-Unis et dans la zone euro sur les 5 prochaines années.

La crainte d’un dérapage de l’inflation semble avoir été complètement évacuée. Le niveau moyen attendu pour les 5 prochaines années revient à proximité de l’objectif d’inflation de 2 %. À proximité, mais pas assez près… à moins que l’on ne relève l’objectif à long terme. Le niveau de 2 % n’a en effet pas été gravé dans le marbre[i] et il est sujet à interprétation. Les banquiers centraux doctrinaires des deux côtés de l’Atlantique ont cependant trop peu d’affinités avec le domaine économique[ii] pour gérer cela de manière sensée.

Cela dit, ils ont tout de même raison sur un point. Si le niveau général des prix diminue (en raison de la baisse des prix de l’énergie et des matières premières), ce mouvement ne touche pas encore l’inflation de base qui réagit d’habitude lentement, ce qui requiert donc davantage de patience. Si lentement que même un Diable rouge moyen parviendrait à suivre le rythme.    

[i] Les loyers augmentent de 7,91 % sur une base annuelle. Cette progression est soutenue par la hauteur des taux hypothécaires, qui réduit de manière importante l’offre de nouveaux logements. La demande de logements continue cependant à croître en raison de la solidité du marché du travail. Ce déséquilibre croissant fait grimper les loyers, et donc l’inflation puisque les loyers représentent (directement et indirectement) 30 % de l’indice total. Les prix des hôtels et hébergements continuent, eux aussi, à progresser, mais plus à un rythme accéléré. 

[ii] Il n’y a bien sûr pas de relation univoque entre la croissance de la masse monétaire et l’inflation. Dans les circonstances actuelles, les deux indicateurs coïncident cependant remarquablement.

[iii] Federal Open Market Committee : la réunion qui se tient toutes les six semaines au sein de la banque centrale américaine. La dernière a eu lieu le 14 décembre, quelques jours après la publication des chiffres CPI précités.

[iv] Ce ratio mesure le nombre de personnes qui quittent leur job actuel pour exercer ailleurs un emploi mieux rémunéré.

[v] Le niveau de 2 % avait été généralisé à l’époque après que le gouverneur de la banque centrale de Nouvelle-Zélande avait fait une suggestion dans ce sens. En 1988, dans les circonstances spécifiques qui prévalaient alors sur ce groupe d’îles far far away.

[vi] Appel chaleureux pour placer des économistes bien formés à la tête de l’une des institutions les plus importantes pour le développement économique aux États-Unis et dans la zone euro. Comme à l’époque Bernanke, Yellen ou Draghi. 

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