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Cousu de soie blanche
22 novembre 2019
En 2019, investir n’était pas plus compliqué que composer de la musique techno. Jusqu’à présent, du moins. L’indice boursier mondial(1) a progressé de plus de 20 % depuis le début de l’année. Pour en profiter, il suffisait de rester tranquille, d’attendre patiemment à l’abri, en se persuadant que le beau temps reviendrait après les errements coupables de la banque centrale américaine, qui avaient fait chuter les marchés d’actions partout dans le monde durant le mémorable 4e trimestre de l’an dernier.
De fait, comme toujours, le redressement boursier a emprunté un chemin accidenté, marqué par de profonds nids de poule, comme ces corrections de 6 % en mai et en août provoquées à chaque fois par une rupture soudaine et inattendue des discussions commerciales entre les États-Unis et la Chine. Comme les feux de forêt en Australie, le désespoir s’était propagé à la vitesse de l’éclair et la crainte d’une récession mondiale, qui aurait suivi immanquablement l’escalade du conflit commercial entre les deux géants économiques, avait poussé les taux d’intérêt à court et long terme à des planchers historiques.
Graphique 1 : Évolution de l’indice mondial, indice prix en monnaie locale
Bien sûr, d’autres facteurs ont joué un rôle non négligeable. Et c’est précisément leur évolution favorable qui a soutenu en grande partie les marchés financiers durant toute l’année. Ainsi, la baisse des taux d’intérêt et des primes de risque ainsi que la hausse (même modeste) du taux de croissance attendu des bénéfices des entreprises américaines ont été de nature à hisser les bourses à de nouveaux niveaux record, chaque fois que la situation géopolitique le permettait.
Les messages envoyés par les négociateurs commerciaux, tant américains que chinois, en octobre et en novembre, étaient en tout cas suffisamment enthousiastes pour propulser les indices des actions américaines à un niveau record stratosphérique. Même les bourses européennes, malgré l’activité anémique sur le vieux continent, ont atteint des sommets qu’elles n’avaient plus atteints depuis plusieurs années. Un succès des pourparlers commerciaux donnerait en effet un coup de fouet à la croissance européenne. Et pour l’heure, les bourses préfèrent tabler sur cette issue positive, qui est aussi la plus probable en ce moment.
Certes, ces derniers jours, ce scénario optimiste a pris un peu de plomb dans l’aile. Les observateurs se sont mis à douter à nouveau de la conclusion favorable de la première phase de l’accord commercial en 2019, ce qui a brisé net la course aux records boursiers. Les négociateurs au plus haut niveau avaient paru cependant très optimistes quant à leurs chances d’aboutir à un accord. En réalité, les observateurs attentifs n’avaient jamais espéré la conclusion d’un accord global cette année. Ils s’attendaient tout au plus à un (petit) accord intermédiaire, complété par un report des taxes à l’importation dont l’entrée en vigueur est prévue le 15 décembre. Si bien que les inquiétudes sont restées mesurées et que le marché n’a pas subi de correction sévère. Les négociateurs américains et chinois restent en définitive relativement optimistes et n’ont pas hésité récemment à le faire savoir aux marchés. On peut comprendre cependant que ces considérations en sens divers alimentent la nervosité générale. Mais, assez curieusement, cette dernière ne provoque pas une hausse de la volatilité attendue. Ces derniers jours, elle a à peine bougé.
Graphique 2 : Évolution de la volatilité attendue à la bourse américaine
Comme cette variable nous sert en grande partie à mesurer le risque, nous n’avons que peu réduit l’exposition aux actions dans notre allocation d’actifs, qui reste donc surpondérée par rapport à nos benchmarks.
En fait, nous nous doutions bien depuis quelque temps que les discussions bloqueraient sur l’achat obligé de produits agricoles américains en échange d’une suppression progressive de leurs taxes à l’importation. Dans ce cas, les États-Unis lâcheraient cependant leur principal atout alors que la Chine pourrait conserver son arme majeure, à savoir le cours de change du yuan. La Chine tente d’arracher aux États-Unis cette concession disproportionnée en raison de l’importance électorale des États agricoles pour le président Trump lors du prochain scrutin. La délégation chinoise a cependant joué cette carte trop ostensiblement. Sa stratégie de négociation était en quelque sorte « cousue de soie blanche ». Un report à 2020 pourrait donc signifier un échec pur et simple des discussions.
Notre canari dans la mine de charbon, en clair le taux de change du yuan par rapport au dollar, siffle déjà moins joliment depuis quelques jours. Mais la devise chinoise résiste tout de même vaillamment, ne perdant que quelques points de base par rapport à ses niveaux de la semaine précédente, lorsque prévalait l’optimisme.
Graphique 3 : Taux de change yuan/USD
L’enthousiasme boursier n’a cependant vraiment été douché que lorsque le Congrès américain a voté à l’unanimité une proposition de loi soutenant les manifestants à Hong Kong et que le gouvernement chinois a averti qu’il ne tolèrerait plus aucune violence excessive. Indépendamment des aspects humanitaires de ces événements, les négociateurs chinois pourraient en tirer prétexte pour rompre définitivement les négociations. Auquel cas le nouveau relèvement des taxes américaines à l’importation entrerait en vigueur le 15 décembre ce qui entraînerait des mesures de rétorsion chinoises. Une telle réaction de Pékin s’est déjà vue dans le passé, surtout lorsqu’il s’est agi du statut de Taïwan. Certes, il est probable que le gouvernement chinois exprimera avec véhémence sa réprobation à l’égard de l’immixtion américaine dans ses affaires intérieures et rappellera que les États-Unis avaient eux-mêmes réprimé durement les manifestations étudiantes contre la guerre du Vietnam. Mais nous ne pensons pas que la Chine ira jusqu’à remettre en cause ses relations commerciales avec les États-Unis.
Pour le commun des mortels, il est quasi impossible de se prononcer sur l’issue de cette confrontation directe entre les deux superpuissances. Dans les semaines qui viennent, l’évolution des probabilités relatives aux scénarios favorables et défavorables déterminera donc dans une grande mesure la tendance des marchés financiers. Tout être rationnel aurait décidé depuis longtemps de mettre un terme à ce bras de fer épuisant et de ne plus prendre l’économie mondiale en otage. Au vrai, quand bien même un accord commercial serait atteint, ses avantages ne compenseraient plus en effet les effets délétères de cette trop longue incertitude sur la bonne santé des entreprises.
Mais cette sage considération n’effleure pas le moins du monde l’esprit de l’hôte imprévisible de la Maison Blanche, ni d’ailleurs celui du Chinois moyen qui, animé par un nationalisme exacerbé, est prêt à supporter les privations d’une guerre de tranchées.
Comme nous l’avons déjà souligné à plusieurs reprises, nous adoptons dès lors une attitude très réaliste pour notre allocation d’actifs : nous n’espérons pas d’accord commercial fondamental, ni même une percée digne de ce nom dans les discussions. Nous estimons cependant qu’un abandon ou un report des fameuses hausses tarifaires prévues le 15 décembre est encore du domaine du possible, ne fut-ce que parce que ces augmentations toucheraient surtout des entreprises américaines.
Apple en serait ainsi une victime notoire. On comprend dès lors les efforts de son patron, Tim Cook, pour ramener le président à la raison. Trump lui a répondu qu’une mesure d’exemption serait prise pour Apple pour ne pas miner sa compétitivité face à son grand rival Samsung. Ce qui n’a fait qu’aggraver encore l’incertitude. Cette déclaration pourrait en effet laisser croire qu’il ne croit plus à l’issue favorable des négociations actuelles et qu’il compte donc bien appliquer les taxes à l’importation à partir du 15 décembre. Parlait-il au conditionnel ? S’agit-il d’une énième déclaration à l’emporte-pièce ? Tim Cook n’en fait-il pas trop en s’acoquinant aussi ouvertement avec Trump ?
Entre-temps, le président de la banque centrale américaine a été invité par Trump à prendre un café (ou un thé) à la Maison Blanche. Sous son apparence courtoise, l’invitation visait surtout à « recadrer » fermement le responsable de la politique monétaire américaine. Anticipant les effets désastreux de cette rencontre pour la crédibilité de son institution, Jerome Powell avait diffusé au préalable un communiqué dans lequel il réaffirmait que la Fed continuerait à ne déterminer ses taux directeurs que sur la base de critères objectifs et non pas politiques.
Cette mise au point n’a pas empêché Trump de lui réclamer à nouveau une diminution substantielle des taux officiels pour faire baisser la valeur du dollar par rapport à l’euro et au yen en vue de fournir aux entreprises américaines un avantage concurrentiel supplémentaire. Mais des taux d’intérêts américains plus bas ne permettraient pas d’atteindre cet objectif. Au contraire, une telle mesure aurait l’effet inverse. Le maintien du principal taux directeur à un niveau artificiellement bas aux États-Unis ferait fonctionner l’économie américaine en surrégime. Ce niveau d’activité excessif ferait grimper fortement l’inflation et les taux d’intérêt à long terme. Pour une fois, nous soutenons donc la position du président de la Fed.
Pour donner le « la » de l’évolution des taux de change, les taux d’intérêt à court terme ne jouent pas en effet les premiers violons. Le cours du dollar par rapport au yen, à l’euro et au yuan est déterminé en premier lieu par les écarts des taux à long terme entre les différentes zones monétaires. Le pari stratégique de Trump sur le plan international entraîne donc une nette appréciation de la monnaie américaine.
Le taux de change du dollar par rapport à l’euro reflète d’ailleurs une valorisation remarquablement objective. Le billet vert se situe ainsi précisément au niveau indiqué par notre modèle. Sa valeur est donc entièrement conforme aux écarts de taux et d’inflation attendus.
Graphique 4 : Dollar américain/euro par rapport à la valeur indiquée par notre modèle
Nous sommes impatients de tourner la page de ces considérations politiques pour pouvoir nous concentrer, dans nos analyses, sur les données et attentes économiques. Mais, à l’approche des élections présidentielles américaines, cet espoir restera sans doute vain.
(1) Indice mondial MSCI, indice prix exprimé en monnaie locale. Dividendes compris et exprimé en euro, cet indice est encore 7 % plus haut.