Le miraculeux retour de Bobby Ewing (et des bourses d’actions) 2.0

5 juin 2020

Les réalisateurs de cette série télé iconique des désormais lointaines années 1980 avaient été les premiers surpris par son succès phénoménal. À quelques rares exceptions près, chaque épisode de « Dallas » caracolait systématiquement en tête des audiences hebdomadaires1.

Les téléspectateurs prenaient-ils plaisir à découvrir que, derrière les façades des demeures les plus luxueuses, les super-riches étaient en proie aux mêmes difficultés existentielles ? Ou étaient-ils fascinés par un personnage en particulier, qui jouait son rôle de pervers manipulateur démoniaque avec un tel brio, qu’il en était devenu immensément populaire ? Trop populaire en tout cas pour le personnage qui, à l’origine, était censé occuper le rôle central de la série, celui du doucereux et fade Bobby Ewing. L’acteur ne le supporta pas et exigea que les scénaristes le fassent « disparaître » sans tarder. Aussitôt dit, aussitôt fait : un tragique accident aux conséquences fatales éjecta Bobby des manigances de cette famille de pétroliers texans.

Contre toute attente, la disparition du « gentil » Bobby fit chuter les audiences. Aussi, après de longues et âpres négociations, il fit son grand retour, comme par miracle, dans la série. L’explication ? Toute la saison précédente n’avait été qu’un mauvais rêve. Il fallait y penser. Un précédent était ainsi créé : désormais, les scénaristes de séries télé pouvaient tout se permettre, même les rebondissements les plus invraisemblables.

Cette « résurrection » légendaire fait toutefois pâle figure face au retour en force des bourses d’actions. Tout se passe comme si la crise du coronavirus n’avait été qu’un cauchemar. 

Graphique 1 : Évolution de l’indice mondial des actions, de l’indice S&P composite et de l’indice actions de la zone euro (return net, exprimé en euros) 

Graphique 1 : Évolution de l’indice mondial des actions, de l’indice S&P composite et de l’indice actions de la zone euro (return net, exprimé en euros)

Il va de soi que ce redressement spectaculaire se limite à la sphère financière. Les indicateurs économiques nous racontent une tout autre histoire. Et non, il ne s’agit pas d’un mauvais rêve, mais de la triste réalité : le chômage grimpe en flèche et les faillites se multiplient, avec à la clé des drames sociaux et individuels que l’on devine. 

Pour empêcher l’économie européenne de valser complètement dans le décor, la BCE s’est vue contrainte, jeudi dernier, de tirer encore plus fort sur le frein à main en annonçant contre toute attente un doublement des mesures prévues, alors que les demandes d’indemnité de chômage aux États-Unis ont atteint un niveau (encore) plus élevé que prévu.

N’oubliez cependant pas que les statistiques du chômage nous donnent généralement une image décalée de la situation, qui ne reflète que le passé récent. Les indicateurs conjoncturels avancés annoncent au contraire une légère amélioration, comme on peut le déduire notamment de l’indicateur ISM aux États-Unis, du rapport Caixin en Chine et du baromètre IFO en Allemagne. 

Graphique 2 : Évolution des baromètres conjoncturels ISM et IFO. Retournement ? 

Graphique 2 : Évolution des baromètres conjoncturels ISM et IFO. Retournement ?

Malgré les pires chiffres économiques observés depuis la Grande Dépression, les marchés d’actions et d’obligations ont réussi, dans un premier temps, à limiter les dégâts et, ensuite, à très bien se tenir. Certes, les bourses d’actions ont accusé un net recul au cours de la période allant de la mi-février - lorsqu’elles avaient atteint des niveaux records historiques - à la fin mars, lorsque le monde a découvert l’ampleur dramatique des infections virales.

Ensuite, les marchés se sont engagés dans un puissant mouvement de rattrapage. La force de cette remontada varie toutefois d’une région et d’un secteur à l’autre.

La disparité flagrante entre la dégringolade des économies mondiales et l’évolution haussière des marchés d’actions a suscité bien entendu des commentaires sceptiques sur l’éventuel excès d’optimisme des investisseurs en bourse. Mais la raison d’être des marchés d’actions est de se projeter dans l’avenir. Regarder dans le rétroviseur est synonyme de temps perdu à leurs yeux.

Bien avant cette crise économique, nous avons d’ailleurs toujours souligné qu’il n’existe aucun lien univoque ou simpliste entre l’évolution des marchés d’actions et le niveau d’activité économique.  Certes, la santé de l’économie est et reste un élément essentiel dans le processus de valorisation des actions, mais il ne s’agit pas du seul facteur à prendre en compte. Il faut toujours intégrer dans l’analyse l’évolution des taux d’intérêt et des primes de risque. Or, ces deux derniers facteurs ont joué, au cours de ces derniers mois, un rôle important d’amortisseur : ils ont empêché les cours boursiers d’accompagner les indicateurs de l’économie réelle dans leur chute inédite.

Retenez en tout cas ceci : si les marchés d’actions ne peuvent pas faire abstraction des dommages fondamentaux occasionnés à l’économie mondiale, ils intègrent également d’autres facteurs pour déterminer les cours boursiers. À quelques jours de panique près, les bourses ont donc fait face courageusement à l’adversité. Mais leur résistance n’avait rien d’irrationnel, bien au contraire. Durant la crise, la confiance sur les marchés s’est même plutôt renforcée que fragilisée, bien que les investisseurs n’ignorent pas l’impact de la pandémie sur l’économie réelle.

L’évolution de la prime de risque exigée traduit d’ailleurs ce climat boursier favorable2. Cette boussole indique que les marchés ont évolué progressivement, au cours des dernières semaines, vers leur moyenne à long terme. Pour le dire simplement : la valorisation boursière actuelle se fonde sur la conviction que l’économie va se redresser, ce qui n’oblige donc pas à rémunérer davantage la prise de risque par rapport à la situation antérieure, lorsque le virus n’était pas encore sorti des grottes de chauve-souris.

Graphique 3 : Prime de risque attendue aux États-Unis 

Graphique 3 : Prime de risque attendue aux États-Unis

Contrairement aux situations d’après-guerre dans le passé, l’infrastructure industrielle actuelle est encore intacte. Si bien que, dès que la période de confinement sera terminée, l’activité économique pourrait redémarrer relativement vite. Certains changements resteront cependant : La chaîne d’approvisionnement de certaines entreprises s’est révélée en effet trop vulnérable et une nouvelle accélération de l’automatisation s’impose pour rendre la production moins dépendante de tels développements. La numérisation semble à présent avoir réussi sa grande percée, dans tous les domaines où cela s’avère possible. Cette évolution accroît à son tour la demande d’un environnement numérique sûr et solide. Mais la sécurité physique, les équipements médicaux et la technologie des soins de santé détermineront également les accents futurs des investissements. 

Les mesures drastiques prises actuellement sur le plan économique, fiscal et monétaire, semblent pouvoir remettre l’activité sur les rails dans quelques trimestres. Mais ce redressement n’aura pas la forme d’un « V ». Il est illusoire de l’espérer. Le scénario économique probable se dessine plutôt comme suit : une reprise progressive étalée sur plusieurs trimestres avec des taux d’intérêt extrêmement bas et des stimulants économiques substantiels qui suffiront à offrir aux actions des perspectives positives à long terme. Surtout qu’il apparaît à présent que la Banque centrale européenne n’est habitée par aucune espèce de retenue ou de doute, comme elle vient de le montrer en doublant encore son paquet de mesures de soutien.

Cette attitude résolue a permis aux marchés obligataires de réduire sensiblement les écarts des taux italiens, espagnols et portugais par rapport aux taux allemands. 

Graphique 4 : Écarts de taux d’intérêt des obligations d’État italiennes, espagnoles et portugaises par rapport aux taux des titres de la dette allemande 

Graphique 4 : Écarts de taux d’intérêt des obligations d’État italiennes, espagnoles et portugaises par rapport aux taux des titres de la dette allemande

Les tensions sur les obligations BBB et le papier à rendement fixe émis par les banques européennes ont également diminué dans une grande mesure. Disons-le tout net : toutes ces évolutions sont très positives. Même le secteur bancaire européen fragilisé a pu y puiser l’énergie nécessaire pour se redresser sensiblement. 

Graphique 5 : Écart de taux des obligations européennes BBB et des obligations bancaires par rapport aux obligations AA. 

Graphique 5 : Écart de taux des obligations européennes BBB et des obligations bancaires par rapport aux obligations AA.

L’extension considérable du budget de soutien européen a tout de même provoqué quelques dégâts collatéraux, plus précisément au niveau du taux de change du dollar par rapport à l’euro. Les marchés financiers semblent agréablement surpris par l’intervention puissante de la BCE et en tirent la conclusion que l’Union européenne n’entend plus jouer « petit bras » parmi les grandes économies de la planète. C’est le cours du dollar qui en a fait les frais. Selon notre modèle fondamental, le billet vert était déjà clairement surévalué et son cours ne reflétait plus depuis longtemps le différentiel de taux d’intérêt entre les États-Unis et la zone euro. 

Graphique 6 : Évolution du taux de change USD/EUR par rapport à la valeur indiquée par notre modèle

Graphique 6 : Évolution du taux de change USD/EUR par rapport à la valeur indiquée par notre modèle

Au cours des derniers mois, la force du dollar s’expliquait en partie par le statut des États-Unis : on voyait le pays comme un havre sûr. Cette image s’est évidemment flétrie à grande vitesse au vu des images des innombrables protestations et manifestations des derniers jours, de la gestion chaotique des soins de santé et du comportement toujours plus étrange de leur président. 

Le mouvement de redressement sur les diverses bourses affiche de fortes disparités. Les marchés américains, qui opèrent dans l’économie la plus flexible du monde, ont récupéré le plus rapidement, suivis par les bourses du Danemark et de la Suisse.  Il est clair que la situation géographique de certains pays explique moins leur position dans le classement que leur spécialisation sectorielle.

Les portefeuilles d’investissements surpondérés en technologie, soins de santé, consommation et sécurisation (numérique) ont le mieux tiré leur épingle du jeu depuis le début de l’année. Mais, depuis la mi-mai, on observe clairement un mouvement de rattrapage des régions moins performantes comme l’Europe et des secteurs à la traîne comme l’industrie traditionnelle et même le secteur bancaire qui ont à présent comblé une partie de leur (important) retard.

Donnons quelques chiffres à ce sujet. Ils en disent plus long sur l’ampleur du mouvement de rattrapage de ces retardataires.

Tableau 1 : Performances boursières récentes. Évolution des indices prix, exprimés en euros. 

Tableau 1 : Performances boursières récentes. Évolution des indices prix, exprimés en euros.

Cette remontée remarquable depuis la mi-mai ne doit pas être qualifiée trop vite de junk rally (feu de paille boursier). Il est clair en tout cas qu’un redressement fondamental de l’économie profitera également aux secteurs industriels et que le soutien financier fourni par la BCE est même de nature à redonner espoir au secteur bancaire européen. 

Si ces considérations sur les secteurs industriels traditionnels peuvent nous sembler positives, il ne faut pas perdre de vue les perspectives à long terme. Aujourd’hui, comme hier, il est raisonnable de tabler sur la domination future du secteur technologique, et plus particulièrement encore de certains de ses sous-secteurs comme l’automatisation, la robotique, la nanotechnologie et la sécurisation numérique, en combinaison avec des modèles de consommation spécifiques liés à l’évolution démographique attendue.

Ces modèles démographiques alimentaient déjà dans le passé l’analyse des opportunités sur les marchés obligataires. L’analyse de la tendance fondamentale montre en effet que ¾ de l’évolution des taux d’intérêt sont déterminés par les mouvements sous-jacents de l’offre de travail et les conséquences du vieillissement sur les comportements de consommation. Cela explique que nous ayons conservé des durées relativement longues dans la composante obligataire du portefeuille, malgré l’extrême faiblesse de la rémunération offerte par ces investissements. L’évolution démographique attendue nous conduit inexorablement dans un monde de taux d’intérêt bas.

Cette perspective se fonde également sur la conviction que la BCE défendra, coûte que coûte, l’unité de la zone monétaire européenne. D’où la présence affirmée de titres de la dette de pays comme l’Italie dans nos investissements : ce papier mérite toute sa place dans la partie obligataire d’un portefeuille mixte.

En réalité, le principal risque qui pèse actuellement sur les marchés financiers reste une résurgence du conflit commercial sino-américain. Il ne faut pas exclure en effet que le président américain tente à nouveau de pointer un ennemi extérieur pour détourner les regards de sa politique intérieure. Si cette tactique cousue de fil blanc a fonctionné assez bien dans le passé, nous ne croyons pas que Trump osera prendre un tel risque à quelques mois à peine de l’élection présidentielle.

À court terme, la Chine pourrait en effet contre-attaquer en dépréciant sa monnaie, ce qui neutraliserait toutes les hausses des droits de douane et ferait surtout du tort aux États-Unis. Le taux de change du yuan semble cependant se stabiliser et même se renforcer ces derniers jours. Cette évolution tend à indiquer un certain apaisement du conflit. Mais cela s’explique aussi sans doute par le fait que le président américain a pour l’instant d’autres chats à fouetter sur son front domestique.

À suivre (sans aucun doute)... 

[1] Seules les séries « Shérif, fais-moi peur » (mémorable) et « Cosby Show » (exécrable) parvenaient parfois à lui damer le pion.

[2] Pour calculer la prime de risque, il faut prendre en compte aussi bien les bénéfices d’entreprises attendus que la faiblesse historique des taux d’intérêt. 

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