Eppur si muove...

1 juillet 2022

Non, ce titre n’est pas une tentative cousue de fil blanc de vous plonger dans l’ambiance des vacances et de vous détourner ainsi de la sombre réalité. Au contraire, Galileo Galilei avait su exprimer son désarroi d’avoir été si mal compris à travers cette fameuse sentence ultime inscrite au bas du document où il abjurait, bien malgré lui, sa théorie sur l’héliocentrisme.

Nous la reprenons à notre compte pour vous faire part de notre consternation à la vue de l’écroulement immérité des marchés financiers, de l’évolution du front géopolitique, des choix douteux des grands de ce monde et du scepticisme croissant à l’égard de la capacité de la/des banque(s) centrale(s) à neutraliser la spirale inflationniste sans provoquer d’inutiles dommages économiques. 

Jusqu’à présent, sur le plan tant géopolitique que monétaire, le remède s’est révélé pire que le mal. En réaction à l’invasion militaire, des sanctions de toute nature ont été imposées. Alors que le passé a montré que de telles mesures n’ont jamais été réellement efficaces. Au contraire, elles fournissent aux potentats locaux un bouc émissaire tout trouvé : tout ce qui va mal dans le pays peut soudain être attribué à l’ingérence étrangère. La moindre protestation de la population est qualifiée de trahison et réprimée sans pitié. Le régime que de telles sanctions sont censées déstabiliser se voit ainsi offert sur un plateau d’argent tous les prétextes à resserrer encore son étau sur la population, ce qui ne peut que renforcer sa position domestique. 

Mais, en dépit des résultats peu concluants d’une telle politique menée à l’encontre de Cuba, de l’Irak, de la Corée du Nord, du Vietnam (dans le passé) et de l’Iran, l’imposition de sanctions semble toujours exercer un irrépressible pouvoir d’attraction dans le chef de nos dirigeants. Nos grands leaders pensent-ils vraiment que la Russie serait amenée à infléchir sa position en saisissant les beaux et gros joujoux de quelques oligarques ? Ils s’empresseront d’en racheter avec leurs milliards, qu’il s’agisse d’un nouveau yacht de luxe ou d’une autre équipe de football. 

Et que peut-on donc obtenir de Poutine en fermant les McDonald’s ou Starbucks locaux ou en empêchant le Russe moyen d’acheter des sacs à main français ? Là-bas, on est habitué à d’autres privations… Les restrictions imposées aux importations de pétrole russe ont des répercussions de plus grande ampleur, très négatives pour l’alliance occidentale, très positives pour les grands argentiers au Kremlin. Mais croyait-on vraiment pouvoir échapper à ces effets pervers en tous points prévisibles ? On restreint artificiellement l’offre alors que la demande ne cesse de croître. Nul besoin d’être Madame Soleil pour deviner comment y réagira le prix du pétrole. Ces mesures ont étoffé considérablement les recettes de la Russie et affaibli en un temps record l’industrie (européenne), tant et si bien qu’une récession en Europe devient inévitable.   

Les dirigeants réunis au sommet du G7 n’ont eu pour seule réponse que d’envisager un plafonnement des prix[i]. Ainsi, ils croient pouvoir lutter contre les conséquences d’une pénurie artificielle en imposant une limite (tout aussi artificielle) aux prix du marché. Ce qui va à l’encontre, inutile de le préciser, de toutes les lois économiques. À Garmisch-Partenkirchen[ii], ils auraient pu tout aussi bien abolir à l’unanimité la loi de la gravité universelle. L’impact de cette idée ? Aucun. Contrairement au monceau de réglementations et de règlements de toutes sortes, les lois économiques ne sont pas des règles que l’on imagine un jour pour les supprimer le lendemain.

De surcroît, nous ne pouvons que déplorer le fait qu’une telle invasion militaire soit à ce point récompensée en 2022 et que Poutine garde son objectif stratégique (initial) à sa portée en conservant tous ses atouts en main, tant militaires qu’économiques. L’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Otan ne constitue pas un problème à court terme pour le Kremlin. C’est apparemment le prix qu’il est prêt à payer pour ses conquêtes territoriales en Ukraine. Elles lui offrent en effet une jonction directe avec le port (en mer chaude) de Sébastopol et une importante zone tampon supplémentaire à sa frontière occidentale.  

Confrontée aux développements militaires les plus récents sur le terrain, l’alliance occidentale serait sans doute bien inspirée d’acter la perte de territoire en Ukraine, sans pour autant reconnaître que l’Otan n’avait pas la volonté de ses ambitions dans ce conflit.  Il s’agit en effet d’éviter le pire et de sauver l’essentiel. Dans cette hypothèse, la majeure partie de l’Ukraine pourrait conserver un statut indépendant et être armée adéquatement - sans délai - afin de mieux protéger son territoire restant (surtout son littoral sur la mer Noire). Ce territoire resté indépendant pourrait ensuite être relancé rapidement, à travers un plan Marshall, ce qui aurait le don par ailleurs de le moderniser à grande échelle. L’Otan n’y perdrait pas forcément la face. Ainsi, l’alliance pourrait d’ores et déjà afficher l’adhésion de la Suède et de la Finlande comme une importante victoire stratégique. 

Sur le marché mondial des denrées alimentaires, nous observons à présent une évolution relativement favorable. Jusqu’ici, cette situation ne nous avait pas inquiété outre mesure dans la mesure où la flambée des prix de l’alimentation menace la stabilité des régimes en Inde, en Chine et dans les États africains (amis de la Russie), ce qui peut donc nuire indirectement à la position du Kremlin. Mais l’alimentation reste une arme puissante, susceptible de fracturer l’alliance occidentale. Dans ce contexte actuel, elle est aisément maniable. De plus, nous pouvons nous réjouir que les prix de certains produits agricoles refluent à présent. Les problèmes logistiques initiaux se résolvent lentement mais sûrement, grâce au recours au transport terrestre et fluvial. Pour d’autres produits (comme le blé), la solution n’est pas encore trouvée, puisqu’ils restent très dépendants du transport maritime[iii].

Graphique 1 : Évolution des prix alimentaires (en dollars américains)

Évolution des prix alimentaires (en dollars américains)

La crise de la Covid nous a appris de ne plus concentrer la production industrielle dans certaines régions quand bien même elles offriraient des avantages compétitifs. En effet, une résurgence locale de l’épidémie mettrait rapidement en péril toute la chaîne de l’offre. Le conflit actuel nous enseigne à présent qu’une politique de diversification est également indiquée en matière d’approvisionnement alimentaire[iv]. 

Dans la « tempête parfaite » qui s’abat à présent sur les pays occidentaux, les risques géopolitiques ne font que renforcer la pression inflationniste. Parce que, ne nous y trompons pas, ce sont les aides financières et économiques des autorités durant la crise du Covid-19 et le redémarrage brutal de l’appareil productif (qui a provoqué des pénuries temporaires) qui sont à l’origine, comme on pouvait s’y attendre, de la flambée des prix. D’où aussi la relative sérénité avec laquelle les marchés financiers y ont réagi durant les deux premiers mois de 2022. 

Ce bond des prix à la consommation semblait en effet de prime abord de nature temporaire. On pouvait donc s’attendre à ce que les bourses récupèrent leurs pertes rapidement et complètement une fois que l’inflation de base aurait dépassé son pic au deuxième trimestre et reflué progressivement par la suite. 

Nous nous réjouissions ainsi de voir les marchés d’actions se redresser peu à peu et participer à la fête. Hélas, l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février a reporté ces festivités aux calendes grecques. La résurrection des bourses attendra. Ces dernières semaines ont même vu une accélération de leur chute à mesure que grandissait la crainte d’une récession aux États-Unis et de chiffres économiques négatifs en Europe. Les chiffres, qui viennent d’être publiés, de l’évolution du PIB américain au premier trimestre de cette année maudite, ne sont certainement pas de nature à rétablir la confiance des marchés. Le chiffre trimestriel a même dû être revu à la baisse, à -1,6 %, principalement en raison d’un moindre appétit d’achat des consommateurs américains échaudés par la flambée inflationniste. Pour l’ensemble de l’année 2022, on ne table plus que sur un (famélique) taux de croissance économique de 1,4 %.  La correction est sévère, puisque la prévision précédente se situait encore à 2 %.  

Pour l’heure, les perspectives économiques incertaines aux États-Unis pèsent lourdement sur les marchés financiers qui, de surcroît, s’interrogent sur la capacité de la banque centrale américaine à endiguer la vague inflationniste sans provoquer trop de dommages économiques inutiles.  Ces doutes sont bien compréhensibles au vu de la fragilité de son président, Jay Powell : les autres gouverneurs de la Fed ne ratent aucune occasion de lui faire de l’ombre à coups de déclarations matamoresques.

Le risque que la banque centrale américaine, par une série de relèvements de son taux directeur, finisse par plonger l’économie en récession n’est plus de l’ordre du fantasme. Une bonne partie de la flambée actuelle de l’inflation trouve en effet son origine dans l’évolution des prix de l’énergie et des denrées alimentaires. Or, les relèvements du taux directeur n’ont quasi aucun impact sur le cours de ces produits, alors qu’ils peuvent ralentir sensiblement l’activité économique. Expurgée des prix de l’énergie et des aliments, l’inflation de base aux États-Unis s’est en effet déjà engagée sur une voie baissière et les taux d’intérêt à long terme ont déjà progressé suffisamment pour freiner la croissance économique. 

Mais, pour le monde politique, c’est un message très difficile à faire passer. De fait, la Fed devrait marteler que les indicateurs de l’inflation (de base) affichent déjà une tendance baissière alors que le consommateur voit les prix continuer à déraper. 

La différence de perception est manifeste puisqu’une banque centrale doit se concentrer sur l’inflation de base, la seule variable sur laquelle sa politique monétaire peut influer sensiblement. D’autres relèvements du taux directeur sont certainement souhaitables, ne fût-ce qu’en raison de son niveau actuel relativement bas, ce qui fournit toujours beaucoup d’oxygène à l’économie. 

Il va de soi qu’une politique monétaire neutre, c’est-à-dire exempte de toute impulsion baissière ou haussière de l’économie, est la voie la plus indiquée. Un taux directeur de 2,75 % à 3 % y correspond. [v] Dans les prochains mois, le taux directeur doit donc passer de sa position expansive actuelle à une position neutre. Tout l’objet du débat consiste à déterminer le rythme de cette évolution. Or, la banque centrale et les marchés financiers n’ont pas la même vision à cet égard.

Graphique 2 : Orientation projetée des relèvements du taux directeur de la banque centrale américaine (vision du marché)

Orientation projetée des relèvements du taux directeur de la banque centrale américaine (vision du marché)

Les marchés financiers anticipent actuellement une évolution haussière du taux directeur qui nous amène (légèrement) au-dessus de ce niveau neutre et envisagent même, selon une probabilité limitée mais non négligeable, qu’il dépasse 3,5 %.  

La Fed prévoit même des niveaux encore plus hauts. Dans cette hypothèse, une récession serait inévitable. Mais, pour l’heure, la probabilité d’assister à une telle progression du taux directeur diminue graduellement. En raison, d’une part, de l’affaiblissement des indicateurs conjoncturels et, d’autre part, du recul attendu de l’inflation de base. Certes, nous basons cette dernière prévision sur un nombre limité d’observations, mais les indications d’une inflation (de base) engagée sur une voie baissière sont suffisantes pour aller à l’encontre de la pensée doctrinaire qui se focalise sur l’accélération inquiétante des indicateurs de l’inflation générale.  

 

Graphique 3 : Évolution de l’inflation de base aux États-Unis: PPI, CPI et inflation attendue [vi]

Évolution de l’inflation de base aux États-Unis : PPI, CPI, PCE et inflation attendue

Et pourtant elle tourne. Eppur si muove.

Galilée restait convaincu du modèle héliocentrique, mais s’est heurté à la vision doctrinaire du Vatican. En guise d’ultime protestation, il avait ajouté cette petite phrase devenue célèbre en lieu et place de sa signature sur le document où il avait dû renier sa théorie sous la pression de la toute puissante Église. Aujourd’hui, nous sommes également placés sous un joug, celui des marchés financiers. Mais osons tout de même nous opposer à la vision doctrinaire annonçant un dérapage persistant de l’inflation et une inévitable récession économique. 

L’inflation est en effet en train de piquer du nez et, pour peu que les prix de l’énergie changent de cap à temps, une récession américaine peut encore être évitée. En Europe, nous n’y échapperons sans doute pas, mais cela ne doit pas nous empêcher de limiter au strict minimum les conséquences de cette contraction économique. 

C’est pour cette raison que notre allocation d’actifs conserve une position légèrement sous-pondérée en actions, laquelle réserve une place prépondérante aux titres américains. L’analyse de la prime de risque révèle que les bourses sont correctement valorisées actuellement. C’est, reconnaissons-le, quelque peu décevant après la dégringolade des cours des actions au cours de ce premier semestre. 

Pour l’heure, le cours du dollar n’est pas menaçant dans la mesure où la BCE ne peut pas suivre les relèvements du taux de la banque centrale américaine, ce qui affaiblit systématiquement l’euro.  Du côté des obligations américaines, le gros de la tempête semble derrière nous. Mais, en Europe, les taux d’intérêt à long terme vont continuer à augmenter, sauf si la BCE, lors de sa prochaine réunion, sort un lapin de son chapeau, destiné à ne pas abandonner les obligations d’État italiennes, espagnoles et portugaises à leur triste sort. Nous renforçons donc progressivement nos positions en obligations américaines et adoptons une attitude attentiste à l’égard des obligations d’État européennes.  

Pour l’heure, nous espérons que les leaders occidentaux auront la bonne idée de remettre en cause leur politique de sanctions automutilatrices, le courage de regarder la réalité en face et de ne pas exiger de l’Ukraine de nouvelles victimes, mais de leur offrir, en compensation de sa perte territoriale, les moyens matériels pour se défendre comme il se doit ainsi qu’un soutien financier et logistique inconditionnel en vue d’un redressement économique durable. 

S’agissant de la situation énergétique, nous plaidons pour une vision à long terme. S’engager résolument et efficacement sur la voie de l’indépendance énergétique à l’égard de la Russie produira de meilleurs résultats que les mesures actuelles qui nous placent sur le terrain où l’ours russe est le plus fort. 

Si vous voulez provoquer en duel Federer, Nadal ou Djokovic, évitez de le faire sur un terrain de tennis. 

[i] En 1995, cette technique avait également été appliquée à l’Irak. Le fait que vous n’en ayez jamais entendu parler prouve à suffisance que le plan a complètement échoué et a implosé en très peu de temps sous l’effet des abus et de la corruption.

[ii] La (très belle) localité où a eu lieu le récent sommet du G7. 

[iii] Le libre accès à une mer Noire déminée est à cet égard d’une importance cruciale. Ainsi, nous venons d’apprendre que l’ile aux serpents, d’une importance vitale sur le plan stratégique, est retombée aux mains des Ukrainiens. C’est sans aucun doute une bonne nouvelle pour le transport maritime des céréales. 

[iv] Et qu’un moindre gaspillage peut également faire des merveilles. 1/3 de nos produits alimentaires finit en effet directement à la poubelle.

[v] Le niveau précis auquel le taux directeur atteint une position neutre ne peut évidemment être déterminé qu’ex-post, mais si l’on prend en compte la productivité, la force du marché du travail, la croissance de la population active et l’intensité des tensions inflationnistes, ce seuil neutre se situe quelque part entre 2,75 % et 3 %. 

[vi] L’inflation attendue est calculée ici sur la période couvrant les 5 prochaines années. PPI et CPI calculent les évolutions respectives des prix de gros et de détail. Mais la banque centrale américaine s’intéresse surtout à l’indice PCE parce qu’il couvre les prix des dépenses de consommation. 

 

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