Scotty, téléporte-moi

08 septembre 2022

Comme c’est trop souvent le cas, cette expression célèbre prend quelque liberté avec la vérité. James Kirk, le légendaire capitaine de l’USS Enterprise, exprimait régulièrement quelque chose du genre, mais ce n’était jamais exactement cela. Comme la citation « blood, sweat and tears »[i]. Les mots légendaires que Winston Churchill n’a jamais dits dans cet ordre, mais qui ont quand même fait le tour du monde en ces termes parce qu’ils traduisaient parfaitement l’attitude combative des Britanniques.

Quoiqu’il en soit, plus d’un investisseur harassé ne serait que trop heureux de se faire téléporter en exprimant un ordre tout simple, comme celui du capitaine Kirk à son ingénieur en chef, Scotty. Sortir de cette vallée de larmes, découragé par le désolant spectacle du théâtre géopolitique où chaque tentative de redressement est tuée dans l’œuf, avec une Europe qui, de manière touchante, se fait chaque fois mettre échec et mat. 

Tout espoir d’approcher une solution au problème pressant de l’approvisionnement énergétique en Europe est balayé impitoyablement. Alors que les bourses avaient amorcé, vendredi, un beau mouvement de rattrapage, enthousiasmées par la baisse des prix du gaz en Europe et les statistiques favorables du marché du travail aux États-Unis, la Russie lançait sa riposte sur l’échiquier international. Sour la forme de la fermeture à durée indéterminée du gazoduc Nord Stream I, en réaction à l’instauration d’un plafonnement du prix du pétrole russe. Cette mesure du G7, qui n’entrerait d’ailleurs en vigueur que le 5 décembre, sera cependant très difficile à mettre en œuvre. Les rodomontades du G7 semblent ainsi cousues de soie blanche. Les mesures sont prévisibles et peu efficaces. Les contre-mesures, en revanche, sont très déterminées, mordent là où cela fait le plus mal et mettent chaque fois la solidarité européenne à rude épreuve. 

Qui plus est, la sanction proposée n’apporte pas le moindre soulagement dans la mesure où le front pétrolier ne présente pas (encore) de problème insurmontable. Dans un avenir proche, le flux pétrolier russe se déplacera encore plus vers la Chine et l’Inde, ce qui n’aura que peu d’effet, voire aucun, sur les revenus du Kremlin. Les caisses de l’État russe sont du reste suffisamment alimentées par la flambée des prix du gaz, si bien que l’économie russe ne devrait en subir aucun effet économique ou financier. 

À long terme, les effets pourraient cependant se faire sentir et affaiblir la position russe, mais l’industrie et le consommateur européens n’ont pas autant de temps devant eux. D’où un paquet de mesures d’aide européennes, concocté à la va-vite, pour faire baisser la pression un tant soit peu, alors qu’il n’existe plus qu’un seul pipeline pour répondre à la demande d’énergie. Une flotte de gaziers LNG se dirige vers l’Europe, mais elle ne suffira pas pour les besoins actuels. 

Selon toute vraisemblance, le robinet du gaz sera rouvert à un moment donné, mais la Russie sera considérée désormais, et pour encore des décennies, comme un fournisseur d’énergie instable et non fiable, ce qui oblige l’Europe à prendre de mesures draconiennes pour assurer la satisfaction de ses besoins énergétiques. Les sources d’énergie alternatives peuvent y répondre en partie, mais l’énergie nucléaire suscitera à nouveau de l’intérêt. 

Pour l’heure, cependant, la présentation caricaturale des positions respectives sur cette question complique encore un peu plus la situation. La brutalité russe fait obstacle à un rapprochement, mais l’agresseur est aidé par les mesures de rétorsion incompréhensibles de l’Occident, qui s’accompagnent d’effets indésirables prévisibles, à savoir ni plus ni moins que la poursuite de la déliquescence du tissu industriel (et bientôt social) européen. 

Tout se passe comme si l’Europe voulait impressionner son adversaire en s’autoflagellant. Resserrer d’un cran le robinet des gazoducs provoque en effet beaucoup plus de destruction en Europe que les sanctions occidentales ne génèrent de dégâts en Russie. 

Faute de disposer de sources d’énergie en propre, l’Europe se trouve en réalité dans une position très faible, ce qui rend la solidarité entre les pays européens d’autant plus vulnérable. Le judoka chevronné au Kremlin connaît les sagesses de l’art martial oriental : cherche le point faible de ton adversaire et lorsque celui-ci attaque, utilise sa force et son poids pour le déséquilibrer. 

Sur le front économique aussi, l’espoir d’une politique monétaire bien pensée s’est évanoui aux États-Unis après le discours de Jay Powell durant la grand-messe annuelle des banquiers centraux à Jackson Hole. Ceux qui espéraient que les larges horizons offerts par les prairies et montagnes du Wyoming élargiraient aussi l’esprit du président de la Fed se sont heurtés violemment à sa vision doctrinaire qui stipule sans nuance que si l’inflation grimpe, le taux directeur doit être relevé substantiellement. 

La Fed allait-elle infléchir la pente haussière pour arriver à un taux neutre, situé quelque part entre 2,75 % et 3,25 % ? Et, ainsi, ne pas infliger inutilement trop de dégâts à l’économie et éviter par là même une récession…

À cette question légitime, le président Powell a apporté une réponse décevante, exprimée en une seule petite phrase : (…) estimates of longer-run neutral (policy rates) are not a place to stop or pause (…) 

Le taux directeur continuera donc à augmenter, à un niveau plus élevé que le taux neutre si cela s’avère nécessaire pour remettre l’inflation sur le droit chemin. Ce sont surtout ses références à Paul Volcker qui sont restées en travers de la gorge des marchés financiers. Le président légendaire de la banque centrale, de 1975 à 1987, avait hissé le taux directeur à un niveau invraisemblable, et infligé ainsi à l’économie mondiale un véritable infarctus (ce que l’on a appelé le choc Volcker) pour reprendre progressivement le contrôle de l’inflation. 

Mais sans ses mesures radicales, tout aurait très bien pu rentrer dans l’ordre également. Parce que la flambée inflationniste de l’époque (qui a atteint en mars 1980 un pic de 14,76 %) avait été provoquée principalement par la forte augmentation du cours du pétrole, qui ensuite a vu son prix divisé par deux. 

La baisse des prix pétroliers expliquait bien davantage le repli des indicateurs de l’inflation. Bien plus en tout cas que les relèvements de taux brutaux, qui ont provoqué de profonds dégâts économiques. Or, actuellement, ce sont surtout les prix de l’énergie qui dopent les coûts pour les producteurs et les consommateurs. Les hausses de taux d’intérêt n’ont que peu d’effet sur cette situation et occasionnent dès lors d’inutiles dommages économiques. 

Pour justifier ses futurs relèvements du taux directeur, le président de la Fed invoque la solidité persistante des chiffres de l’emploi. Ces statistiques sont en effet très encourageantes et ne subissent toujours pas la pression de la flambée de l’inflation, des taux d’intérêt plus élevés et de (certains) signaux conjoncturels qui sont autant de nuages noirs au-dessus de l’économie américaine.

Mais tous les indicateurs économiques n’annoncent pas la catastrophe. Au contraire, les chiffres ISM[ii] pointent en effet un refroidissement progressif de la croissance industrielle, mais pas de recul, alors que plus de 300 000 emplois ont à nouveau été créés le mois dernier, après une hausse record de 528 000 unités enregistrée en juillet.

Graphique 1 : Augmentation de l'emploi aux États-Unis

 

Graphique 1 : Augmentation de l’emploi aux États-Unis

Pour chaque chômeur aux États-Unis, il existe encore deux offres d’emploi. Cela tend à indiquer que les profonds changements que le marché du travail a connus ces dernières années ont accru l’inadéquation entre la demande et l’offre de compétences. Le taux de croissance du nombre d’offres d’emploi diminue cependant très rapidement. C’est important parce que les offres d’emploi d’aujourd’hui sont les nouveaux emplois qui seront pourvus dans les six mois (en moyenne). 

Graphique 2 : Taux de croissance du nombre de nouvelles offres d’emploi aux États-Unis (économie totale) et en comparaison avec la zone euro (industrie)

Graphique 2 : Taux de croissance du nombre de nouvelles offres d’emploi aux États-Unis (économie totale) et en comparaison avec la zone euro (industrie)

Les futurs relèvements de taux de la Fed serviront surtout à atténuer les hausses salariales, mais cela ne semble pas nécessaire. Pour l’instant, la masse salariale augmente (de sorte que les dépenses de consommation peuvent suivre la hausse de l’inflation) sans, cependant, accélérer (si bien qu’elle ne continue pas à alimenter à son tour l’inflation). L’inflation de base fléchit elle aussi, lentement mais sûrement.

Pour l’heure, ces évolutions favorables ne semblent cependant pas de nature à inciter la Fed à assouplir sa politique monétaire. Au contraire, les marchés financiers tablent toujours sur un relèvement du taux directeur de 75 points de base le 21 septembre, suivi encore par plusieurs augmentations pour aboutir à 3,75 % quelque part au premier trimestre de 2023. Mais à cela aussi, nous survivrons… 

Graphique 3 : Évolution attendue des relèvements du taux d’intérêt directeur aux États-Unis 

Graphique 3 : Évolution attendue des relèvements du taux d’intérêt directeur aux États-Unis

Quant à la BCE, c’est la tâche la plus difficile qui l’attend : toute nouvelle hausse du taux de dépôt aggravera la crise économique sans pour autant ralentir l’inflation, parce que les hausses de prix en Europe sont entièrement tributaires des caprices des prix du gaz. Mais rester les bras croisés est exclu. Les relèvements du taux directeur outre-Atlantique donnent en effet des ailes au cours du dollar. Ce qui accroît encore la pression inflationniste en Europe. 

Graphique 4 : Taux de change US$/€ et sa valeur selon notre modèle

Graphique 4 : Taux de change US$/€ et sa valeur selon notre modèle

Le taux de change du dollar américain est relativement proche de la valeur prescrite par notre modèle. Cela indique que l’évolution récente du cours de change US$/€ est fondamentalement justifié sur la base des écarts des taux d’intérêt réels entre les États-Unis et la zone euro. C’est le niveau de l’euro le plus bas depuis la création de la monnaie unique européenne en 2000, mais en 1985 le dollar cotait à un cours encore plus élevé. À l’époque, il fallait 66 francs belges et 3,45 D-marks pour obtenir un US$. 

Graphique 5 : Comparaison historique du cours du US$

Graphique 5 : Comparaison historique du cours du US$

Malgré les turbulences actuelles, nous gardons toute notre confiance à long terme dans la résilience de l’économie occidentale et ses marchés financiers. Mieux : les circonstances déprimantes actuelles offrent des opportunités d’investissement que nous regretterons à l’avenir si nous ne les saisissons pas.

À court terme, le jeu cynique du chat et de la souris sur le marché de l’énergie met nos nerfs à rude épreuve. L’Europe devra cependant mettre au point un plan intelligent pour se sortir de sa situation précaire d’ici à l’arrivée de l’hiver. Une mission tout sauf facile alors qu’elle compte dans ses rangs une Hongrie et (dans une mesure croissante) une Tchéquie qui insistent de plus en plus pour que nous fassions preuve de compréhension à l’égard de la position russe. Et, alors que la fière industrie allemande menace de s’arrêter et que la droite en Italie continue à pousser ses pions en adoptant une attitude extrêmement critique à l’égard de la politique européenne actuelle de sanctions.

Si aucun plan tactique bien ficelé ne parvient à court-circuiter la stratégie russe sur les marchés de l’énergie, nous en serons réduits provisoirement à faire comme James Kirk : Beam us up, Scotty. There’s no intelligent life down here (en français : « Téléporte-nous, Scotty ! Il n’y a pas de vie intelligente ici. »)

[i] I Have Nothing To Offer But Blood, Toil, Tears and Sweat. Tels étaient les mots exacts, mails ils sont beacoup plus difficiles à articuler clairement...

[ii] L’indice qui exprime les attentes des directeurs des achats aux États-Unis a terminé en août à un niveau étonnamment élevé : 52,8 par rapport à un niveau attendu de 48,5. Un indicateur au-dessus du niveau de 50 traduit la poursuite de la croissance dans les secteurs industriels. Au-dessus de 55, la croissance est en voie d’accélération. Au-dessous de 50, il faut s’attendre à un recul de l’activité. 

Lire plus

  • Un oiseau (européen) pour le chat (russe)

    30 août 2022

    Vous ne nous entendrez pas vite dire du mal des descendants de l’illustre famille du felis silvestris catus . Contrairement à leurs ennemis jurés à quatre pattes, qui vous trahiraient sans hésiter pour une croquette pour chien de plus, ces nobles animaux domestiques ont sincèrement et volontairement choisi d’adoucir le sort de l’humanité par leur agréable compagnie.

  • À beau jeu, beau retour

    12 août 2022

    Au haut Moyen Âge, les Flamands de nos contrées connaissaient parfaitement la signification imagée de ce dicton typiquement néerlandais dont la version française la plus courte serait « l’arroseur arrosé ». Et pour cause : le jeu de paume était si populaire à l’époque que l’Église l’avait interdit parce qu’il détournait tant les moines que leurs ouailles de leurs tâches quotidiennes. La présidente de la Chambre des représentants, numéro 2 dans la succession si Joe Biden venait à passer l’arme à gauche, a semblé en tout cas ne pas être habitée par cette sagesse séculaire, lorsqu’elle a posé le pied sur le sol taïwanais et dansé devant la grotte du dragon, faisant ainsi monter inutilement les tensions internationales.

  • Crevaison

    12 juillet 2022

    Les investisseurs épargnés par le mal de mer malgré la houle sévissant sur les marchés financiers peuvent se targuer d’avoir un solide pied marin. C’est sans conteste un atout pour garder l’équilibre durant la tempête et ne pas se laisser intimider trop rapidement par de brèves turbulences. Cela permet de de tirer parti d’opportunités à long terme et d’absorber les revers passagers avec résignation.