Le renard, le corbeau et (ce qui n'est pas un détail) un bon morceau de fromage

16 mai 2025

C'est peut-être bien le grand paradoxe de notre époque : jamais dans l'histoire nous n'avons eu accès à une telle profusion d'informations. Elles sont partout, à portée de main, et pour un coût dérisoire. Pourtant, ce déluge semble produire l'effet inverse : l'homo sapiens moyen se réfugie plus que jamais derrière des idées simplistes et soutient des solutions électorales faciles, qui ne résistent pas à l'épreuve des faits.

Le spectacle burlesque du 2 avril, dans la désormais célèbre roseraie de la Maison-Blanche, en est une parfaite illustration. Une masse amorphe de règles autodestructrices, acceptées sans critique, menaçait d'infliger au consommateur américain une vague de hausses de prix ou des rayons vides, mettant en péril la légendaire croissance économique des États-Unis. Comment une telle décision a-t-elle pu voir le jour ? On préfère ne pas le savoir.

Heureusement, la mise en œuvre de ces mesures sera retardée pendant une période assez longue. Ce report sine die offre ainsi le temps de réfléchir et de développer des décisions politiques plus judicieuses pour équilibrer les relations commerciales des États-Unis avec le reste du monde.

La clique raspoutinienne qui entoure le président américain n'a été contrainte de revoir sa copie qu'après une forte chute des marchés financiers. La baisse brutale des marchés d'actions a immédiatement menacé les réserves de retraite individuelles de l'Américain moyen.

Investir est réservé (exclusivement) aux optimistes

Pourtant, durant cette période absurde, nous n'avons jamais perdu notre patience ni notre calme. Quelqu'un ou quelque chose interviendra dans ce processus, et tout n'est pas aussi noir et blanc que les médias voudraient nous le faire croire.

Les déclarations impulsives et les annonces erratiques de Trump ont beau être kafkaïennes, elles ne doivent jamais être prises au pied de la lettre, mais toujours au sérieux : la désindustrialisation continue des États-Unis doit cesser, car elle affaiblira en effet leur position militaire, et la dépendance excessive aux produits bon marché, notamment en provenance de Chine, rend les États-Unis économiquement vulnérables.

Nous comprenons donc les mesures qui visent à rétablir un équilibre à long terme, mais il faut tenir compte du contexte économique actuel, de la pénurie sur le marché du travail et de l'infrastructure industrielle vieillissante aux États-Unis. Sinon, on ne créera que des emplois pour les robots, et l'inflation galopante érodera rapidement le pouvoir d'achat des Américains en chair et en os. 

Après le report de certaines hausses tarifaires pour, entre autres, l'UE, le Mexique et le Canada, et la suspension soudaine des tarifs sur les importations chinoises, les marchés boursiers se sont largement redressés, au point que les pertes sur les marchés américains après le spectacle de la roseraie ont été complètement effacées (en dollars, mais pas encore en euros).

Graphique : Évolution des indices MSCI Europe, S&P Composite (en $) et NASDAQ (en $ et €)

Évolution des indices MSCI Europe, S&P Composite (en $) et NASDAQ (en $ et €)

À la stupéfaction générale, les États-Unis ont rapidement ramené les tarifs douaniers outranciers sur les produits chinois à leur niveau d'avant la crise. Ce revirement inattendu est survenu alors que les discussions à Genève n'étaient censées être qu'un échange préliminaire de points de vue.

Mais, face à la Chine, les États-Unis se trouvent dans une position de faiblesse telle qu'un accord a pu être conclu rapidement. En effet, stopper l'importation de produits chinois bon marché aurait fait flamber les prix à la consommation ou provoqué des pénuries aux États-Unis.

Pour l'instant, les derniers chiffres de l'inflation ne reflètent pas (encore) cette situation. Au contraire, les prix à la consommation ont même (légèrement) baissé par rapport aux prévisions. Mais ce reflux s'explique principalement par l'accumulation de stocks avant la crise tarifaire. Cependant, ces réserves s'épuiseront bientôt, menaçant les consommateurs américains d'une hausse brutale des prix. Une fois enclenchée, cette spirale inflationniste ne s'arrêtera pas d'elle-même et nécessitera une politique monétaire stricte pour être contenue. Cela risquera de ralentir l'économie et de la pousser vers une récession inutile.

Pour éviter ce scénario, il est crucial de supprimer ces tarifs autant funestes qu'absurdes. C'est probablement le message qu'ont voulu faire passer les représentants des deux plus grandes chaînes de magasins lors de leur récente visite à la Maison-Blanche. Une flambée des prix combinée à une récession n'effraie d'ailleurs pas seulement les investisseurs, mais aussi les stratèges politiques du parti républicain, qui redoutent déjà les élections de mi-mandat de 2026 dans un tel scénario dramatique. Une récession économique n'a jamais été synonyme de succès électoral pour la majorité en place aux États-Unis. It’s the economy, stupid… on se souvient du slogan percutant qui a permis à Clinton de déloger le président Bush Sr. de la Maison-Blanche après la récession de 1991. Aucun républicain n'a oublié cette cuisante défaite. 

Ne jouez pas au plus malin avec les Chinois. 

En réponse à l'interdiction américaine d'exporter certaines puces électroniques, la Chine a immédiatement riposté par une interdiction paralysante d'exporter des métaux rares. Cette décision a des répercussions majeures sur l'ensemble du secteur électronique aux États-Unis. Le président américain ignorait-il que la Chine détient un quasi-monopole sur des matériaux comme le germanium, le gallium et les métaux magnétiques ? Peut-être qu'un jour, des quantités limitées pourront être extraites en Ukraine ou au Groenland, mais en attendant, mieux vaut garder de bonnes relations avec le Géant Rouge.

Mais, à y regarder de près, malgré un redressement boursier impressionnant, un sentiment ambivalent persiste. D'un côté, nous nous réjouissons de voir le Nasdaq et le S&P composite effacer les pertes accumulées depuis le début de l'année. De l'autre, la dépréciation du dollar américain laisse les investisseurs européens sur leur faim, car le terrain perdu n'est pas encore totalement récupéré. Heureusement, cette perte monétaire sera sans doute compensée par une surpondération des actions européennes, qui ont brillé en 2025.

Il n'en reste pas moins qu'un temps précieux a été perdu. Les marchés auraient pu atteindre des sommets plus élevés. L'inflation réelle, en baisse durant les quatre premiers mois, aurait dû permettre une réduction des taux d'intérêt. Et, durant tout ce temps, les entreprises ont publié des résultats trimestriels époustouflants.

What a wonderful world this could be... Mais des décisions politiques bâclées ont provoqué une hausse des taux d'intérêt à long terme, orienté l'inflation attendue dans la mauvaise direction, reporté de nouveau les baisses des taux directeurs et obscurci les perspectives des entreprises.

Le conflit commercial reste en suspens et pourrait soudainement s'enflammer. De plus, l'hôte de la Maison Blanche, avide de revanche, pourrait s'attaquer à un adversaire plus faible que la Chine pour brandir un scalp devant son électorat.

L'UE semble être une cible idéale, mais le gain serait limité. De fait, le déficit commercial avec l'UE est presque inexistant, s'agissant des marchandises. Surtout si l'on exclut des chiffres l'Irlande, où les importations concernent principalement des produits américains relocalisés sur l'île émeraude pour des raisons fiscales. Dans le secteur des services, les États-Unis sont même un exportateur net. L'UE ferait cependant bien de se préparer à livrer bataille. Le grand écart de TVA avec les États-Unis lui confère indirectement un substantiel avantage financier, tandis que les amendes infligées aux géants américains sont perçues comme des taxes vexatoires, compensant le manque d'innovation technologique en Europe. 

There must be some way out of here, said the joker tot the thief *

Le déficit commercial américain atteint à présent des proportions épiques, et avec un président aussi imprévisible de l'autre côté de l'Atlantique, la vigilance est de mise.

La question reste donc entière : comment gérer un tel personnage, qui continuera à capter l'attention pendant encore au moins trois ans ?

Les meilleures leçons nous viennent souvent des chefs-d'œuvre littéraires dépeignant la nature humaine. Et les fables de La Fontaine nous font plonger à cet égard dans un puits de science. Plusieurs d'entre elles pourraient s'appliquer à l'actuel empereur non couronné d'Amérique, mais une fable semble particulièrement inspirante pour l'Europe.

Vous connaissez sûrement l'histoire du corbeau, du renard et du bon morceau de fromage.

Rappelez-vous : Le corbeau, perché sur une branche avec son fromage**, se réfugie plus haut à l'approche du renard. La réputation du quadrupède l'a précédé. Mais, quand bien même les intentions du renard ne lui sont pas inconnues, le corbeau succombe à ses flatteries. Le renard, feignant l'admiration, demande à entendre la douce voix du corbeau, présenté comme « le phénix des hôtes de ces bois »... À ces mots, le volatile fait entendre son ramage, laissant ainsi choir son fromage, qu'il ne reverra plus... 

Une master class de cette tactique nous a été donnée à admirer lors de la visite officielle à la Maison-Blanche par les Premiers ministres Meloni et Starmer.  Mais que faire lorsque c'est le renard qui doit être « plumé » ? Assurément, une question complexe, surtout quand il s'agit du plus rusé de tous, caché derrière les murs de briques en face de la cathédrale Saint-Basile à Moscou. Pas de souci. Une stratégie adaptée nous est fournie par une autre fable. Lisez donc celle du renard et de la cigogne.

* Tiré, naturellement, de la chanson de Dylan All along the watchtower

** Le corbeau l'avait d'ailleurs lui-même chapardé un peu plus tôt, même si, détail souvent éludé, les oiseaux ne raffolent pas vraiment de fromage. 

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