50 livres sterling

11 décembre 2020

Vous ne nous aviez tiré aucune larme de la volonté du Royaume-Uni de rompre les amarres avec l'Union européenne. Ce départ nous offrait en effet un double avantage. D'une part, l'UE se débarrassait d'un État membre qui avait fait de sa posture de refus systématique une forme de sport national. D'autre part, cet échec indéniable de la construction européenne servait de piqûre de rappel pour l'Europe. Un signal que la « réglementite » aiguë et l'expansion tous azimuts de l'UE avaient depuis longtemps dépassé les bornes. Sans oublier que l'Europe est administrée par un aréopage de dirigeants non élus, ce que ses citoyens ont toujours vu comme un déficit démocratique.

Nous avions même souhaité un brillant avenir au Royaume-Uni appelé à profiter, toutes voiles dehors et délesté de la bureaucratie européenne, des vents favorables du libre commerce international. 

Les différences culturelles ont toujours été sources d'échecs de rachats ou de fusions d'entreprises. Cela a certainement joué également un rôle ici. Ces divergences, pourtant relativement limitées, étaient en effet systématiquement grossies pour être exploitées électoralement. Les politiciens populistes britanniques étaient poussés dans le dos par leurs tabloïds, mais aussi par des journalistes de journaux de qualité qui dénigraient sans la moindre gêne les peuples sensibles à l'idée d'« esprit européen ». Caricaturant les Français d'arrogants et ingrats, les Allemands de sinistres et revanchards et les Italiens de corrompus qui accumulaient une dette insoutenable à la sueur des autres. Et sans parler des Belges... insignifiants.  Name me a famous Belgian …

Le journaliste qui s'en donnait le plus à cœur joie à ce petit jeu est l'actuel Premier ministre britannique. À l'époque, il ne devait pas sa réputation à la fiabilité de ses comptes rendus sur l'évolution des dossiers à Bruxelles, qu'il voyait comme le quartier général pernicieux des occupants.

Et voici que le sort immédiat de l'Angleterre dépend à présent de l'issue des discussions de ce personnage avec ceux qu'il considère comme ses ennemis séculaires. Ce serait ironique si ce n'était profondément tragique.  Parce que toute recherche de solutions devient une affaire personnelle, à mille lieues du problème véritable. En réalité, cela fait longtemps que le contenu des négociations(1) n'importe plus. Le nœud du débat est comment Boris pourra se présenter devant ses compatriotes en faisant le V de la victoire, comme son grand inspirateur Winston Churchill - au sujet duquel il a d'ailleurs écrit une biographie qui ne manque pas de mérite.

Entre-temps, l'Europe a par contre réussi à trouver un compromis avec la Pologne et la Hongrie, et plus vite même qu'on l'avait imaginé. Il est vrai que la Pologne est trop dépendante de l'aide européenne pour oser l'envoyer sur les roses. La formulation originelle sur l'indépendance des tribunaux a été quelque peu assouplie et cela a suffi pour que l'on annonce à Varsovie que la Pologne avait conservé son droit à disposer d'elle-même malgré la pression européenne. 

Cette légère inflexion européenne a permis cependant d'approuver à l'unanimité le gigantesque plan de soutien de 2.200 milliards d'euros (on en attrape le vertige) qui va donner les moyens à l'UE de lancer sa politique de redressement. Cette manne quasi céleste offre à l'Europe une chance inédite d'en finir avec sa politique industrielle ankylosée, qui cherchait trop à conserver des emplois et trop peu à en créer. Si l'UE a été critiquée à juste titre dans le passé, elle a prouvé sa valeur ajoutée inestimable au cours de l'année écoulée.

Aux États-Unis, en revanche, le nouveau plan de soutien n'a toujours pas été approuvé.  L'impasse politique actuelle est le cadeau empoisonné des dernières élections. Aussi curieux que cela puisse nous paraître, les Républicains considèrent les résultats électoraux comme une victoire de leur camp. Non seulement en raison de l'étonnant grand nombre de voix qui sont allées à Trump, mais aussi et surtout parce qu'ils ont conservé (du moins provisoirement) leur majorité au Sénat et ont progressé en sièges à la Chambre des représentants. Ils s'estiment donc en droit de faire le gros dos devant les propositions du parti démocrate. Et les Démocrates se montrent tout aussi intransigeants à l'égard de la proposition des Républicains. Et, comme souvent dans ce genre de bras de fer politique, la discussion bloque non plus sur le contenu, mais sur les positions doctrinaires.

Les bourses américaines n'ont guère apprécié, ces derniers jours, ces joutes verbales stériles. Mais l'absence d'accord au Congrès sur un plan de soutien économique substantiel n'a encore eu que des conséquences limitées sur les marchés financiers.  La tendance haussière n'est en aucun cas brisée, et on pouvait de toutes façons s'attendre à une pause après la course aux records observée en novembre.

Washington ferait tout de même mieux de s’activer car la patience des bourses n'est pas inépuisable. Il n'est donc pas exclu que les cours des actions américaines subissent encore quelque correction. Ce serait dommage au terme d'une année où les performances des indices NASDAQ et NYSE FANG ont été à peu près les seuls événements qui ont réussi à nous enthousiasmer(2).

Au niveau des cours(3), le Dow Jones n'a progressé en fait « que » de 5 % depuis le début de l'année, alors que l'indice S&P affiche une progression de 13 %, mais encore loin derrière le NASDAQ qui a engrangé 38 % de gain. Et ce n'est encore (presque) rien au vu du bond ahurissant de l'indice NYSE FANG (+90 %). 

L'évolution de ces indices boursiers est d'autant plus remarquable qu'elle intègre la rotation sectorielle à l'œuvre depuis la rentrée des classes. Ainsi, les activités les plus lourdement affectées par la crise sanitaire, comme le secteur automobile, les voyages, les hôtels et les banques européennes ont récupéré une petite part de leurs pertes au détriment de grands gagnants tels que la technologie (américaine).

Ce mouvement commence d'ailleurs à perdre de sa puissance. La semaine dernière, les groupes financiers européens et les entreprises actives dans le secteur des voyages, sont à nouveau les catégories les moins performantes des indices.

Ces jours derniers, des capitaux considérables ont également été investis dans quelques nouveaux venus remarquables sur les bourses américaines. Ces sociétés ont réussi à lever des montants records. Les introductions en bourse d'Airbnb et de Doordash entrent ainsi d'emblée dans les annales de l'histoire financière. Les deux nouvelles sociétés cotées ont collecté respectivement 3,5 milliards et 3,4 milliards de dollars US. Des sommes inédites pour ce type d'opération.

Si ces montants posent question, le niveau de valorisation des actions suscite également quelque interrogation, qui n'est pas sans rappeler la frénésie des mises en bourse de l’an 2000.  La valeur boursière atteinte par ces deux entreprises laisse en tout cas songeur. À première vue, un tel niveau semble injustifié (mais, à l'époque, on le disait également d'Amazon ou de Tesla). Ce qui est surtout perturbant est que cette valorisation se fonde sur une extrapolation du contexte actuel et semble ignorer l'existence de la concurrence pour des business models relativement simples.  Mais the fear of missing out – la peur de rater la fête – est difficile à quantifier et joue certainement son rôle dans le comportement humain. Pas seulement en bourse, d'ailleurs...

Mise à part cette manifestation d'exubérance, les valorisations boursières actuelles ne nous inquiètent pas. On peut le déduire de la prime de risque. Ce baromètre mesure la compensation attendue pour les risques futurs et incorpore en même temps la faiblesse (extrême) des taux d'intérêt, le niveau général des cours et les résultats des entreprises attendus. Ce dernier paramètre, éminemment crucial, s'inscrit d'ailleurs quasi partout dans une trajectoire ascendante. 

Graphique 1 : Évolution des résultats attendus des entreprises dans divers pays

Évolution des résultats attendus des entreprises dans divers pays

Mais les bourses d'actions évoluent toujours un peu en avance sur la situation réelle et ont donc déjà intégré le renouveau printanier qui se produira lorsque les mesures de soutien économique, combinées à la faiblesse des taux et de larges campagnes de vaccinations, porteront leurs fruits.

Pour l'heure, l'économie réelle doit encore traverser un hiver qui s'annonce particulièrement sombre, vu la poursuite de la pandémie aux États-Unis et dans la zone euro. Dès lors, tout doute sur la force du redressement économique à venir et l'efficacité des mesures de lutte contre le virus fera souffler régulièrement une mauvaise brise sur les bourses. Lorsque vous vivrez un tel creux, ne perdez donc pas trop vite patience.

Les doutes sont d'ailleurs déjà bien présents. Le chômage aux États-Unis a fini sa décrue : la semaine écoulée, le bond du nombre de nouvelles demandes d'allocations de chômage en a effrayé plus d'un.  À cet égard, notre arsenal d'explications pour excuser ces déceptions commence tout doucement à s'épuiser. Nous ne pouvons donc pas totalement ignorer ces mauvais chiffres.

Mais il suffirait que le plan de soutien économique américain soit approuvé par le Congrès (et il finira bien par l'être) pour que le sentiment boursier redevienne positif. Les bisbilles politiques actuelles sont en tout cas de moins en moins compréhensibles, surtout au vu du nombre croissant de victimes aux États-Unis. Le mercredi 9 décembre 2020 a été le troisième jour le plus meurtrier dans l'histoire américaine(4), pire encore donc que le 11 septembre 2001.  Et le lendemain, le nombre de décès dus à la pandémie grimpait encore.

À présent, tous les espoirs sont mis dans les vaccins. Cela a toujours été notre hypothèse préalable : les mesures imposées et la fermeture partielle de l'économie (destinée à limiter le nombre de contacts) ne peuvent ralentir la pandémie que pendant un temps. Qui repart de plus belle après chaque réouverture.

Les décideurs politiques ne voient donc chaque fois aucune autre option que celle de durcir les mesures, comme on l'observe actuellement en France et en Allemagne. Chez nos voisins d'outre-Rhin, cette décision est d’autant plus remarquable que les chiffres de contaminations sont toujours restés étonnamment bas. Mais ces statistiques cachent de grandes disparités régionales et le taux de mortalité parmi les personnes contaminées est très élevé par rapport à celui observé chez nous – qui restons tout de même les plus lourdement touchés.  There are lies, damned lies, and statistics… Comment traduit-on cela en allemand ?

Le durcissement des mesures chez les deux poids lourds économiques en Europe mine particulièrement le sentiment boursier. Il apparaît de plus en plus clairement que les dégâts économiques subis par de nombreux commerçants sont proches d'un point de non-retour à meilleure fortune. Cette rupture interviendra certainement si le confinement augmente encore d'un cran pour endiguer la deuxième vague, sachant qu'une troisième vague sera inévitable en plein cœur de l'hiver. Heureusement, il y a la perspective des vaccins et du plan de relance gigantesque pour soutenir puissamment le redressement économique.

Entre-temps, l'efficacité des mesures actuelles perd en crédibilité et on sent la grogne monter au sein de la population. La multiplicité des mesures ne permet plus d'y voir clair. Les dispositions générales sont attaquées pour violation potentielle de libertés constitutionnelles, alors que le nombre croissant d'exceptions à ces règles sont vécues comme des décisions arbitraires. Il en résulte une baisse continue de l'adhésion citoyenne, ce qui ne fait que renforcer les attentes à l'égard de la stratégie de vaccination.

Au moment où vous lirez ces lignes, la saga des discussions sur le Brexit aura peut-être livré de nouveaux enseignements. Nous espérons en tout cas que la raison prévaudra. Mais gardons-nous de tout espoir démesuré. Il s'agira tout au plus d'adieux en bonne et due forme, et certainement pas d'un processus qui pourrait conduire à une réintégration du Royaume-Uni dans l'UE et en tout cas pas à une adhésion à la zone euro.

Cette dernière éventualité nous décevrait par ailleurs grandement car le Royaume-Uni émettra à la fin de 2021 un nouveau billet de 50 livres, illustré par un de nos plus grands héros de guerre. Alan Turing n'a peut-être jamais tiré une balle de fusil, mais il a réussi à casser le code secret allemand et ainsi, non seulement empêcher les Britanniques de mourir de faim (en raison du blocus opéré par les sous-marins U-boot), mais aussi fournir des informations décisives pour des combats qui l'étaient tout autant. Malheureusement, l'establishment victorien hypocrite de l’époque l'a rejeté et même condamné, avant que son honneur ne soit restauré deux décennies plus tard. Son portrait(5) figurera donc bientôt sur le billet prestigieux. On ne saurait reconnaître de manière plus visible et éclatante sa contribution cruciale à la préservation du bien-être de ses compatriotes. Rien que pour cette raison le Royaume-Uni ne pourra jamais entrer dans la zone euro.

[1] Le chantage au chaos dans lequel Boris semble, au besoin, prêt à plonger son pays, est pourtant très déséquilibré. Les dommages d'un Brexit sans accord seraient en effet relativement limités en Europe (même s'ils seront surtout ressentis en Flandre et aux Pays-Bas). Alors que, du côté du Royaume-Uni, ce serait une catastrophe sans nom avec, comme cerise sur le Christmas pudding, une menace de sécession de l'Écosse. Une prolongation des discussions semble actuellement la seule option, mais nous n'excluons en aucun cas un miracle au dernier moment (surtout en cette période de Noël qui y est propice). Après tout, bien d'autres tensions politiques, a priori inextricables, ont fini par s'apaiser au cours des dernières années.  Pensons aux États-Unis contre la Chine, à l'Italie contre l'UE, à la Grèce... et il faudrait qu'un conflit finisse tout de même par se solder par un échec ?  (4)

[2] Avec aussi la Strade Bianche et Milan-San Remo, naturellement.

[3]Indice prix, exprimé en dollars US.  

[4] La tempête qui a frappé Gavelston le 8 septembre 1900 a provoqué le plus de victimes en une seule journée, suivie par la bataille près d'Antietam le 17 septembre 1862 durant la Guerre civile américaine. La vague de contaminations actuelle a donc fait plus de victimes en un seul jour que le Débarquement le 6 juin 1944. À l'aune européenne, ces chiffres restent cependant très inférieurs aux dizaines de milliers de morts, en un seul jour, déplorés durant la Première Guerre mondiale, à Verdun, dans la Somme et à Passendale.

[5] Actuellement, ce sont Matthew Boulton (entrepreneur) et James Watt (ingénieur) qui ornent ce billet de banque. Les deux ont à leur actif d'avoir lancé la révolution industrielle. L'événement économique majeur de l'histoire. Y compris en Europe continentale. À mon humble avis, ils pourraient figurer à présent sur le billet de 50 euros. Et au fait, que peut-on voir sur ce billet ? Cela fait une éternité que nous n'en avons plus vu un exemplaire. 

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