Longues traînes

3 août 2020

Dans le sillage de l'implosion brutale de leur marché, les viticulteurs français désespérés se voient contraints de transformer massivement leur produit autrefois très prisé en gels désinfectants. En revanche, vous n'entendrez pas les membres de la fière guilde des tailleurs de New York se plaindre. Leur secteur, qui dépérissait sous la concurrence féroce du prêt-à-porter, a en effet connu une hausse inattendue de 80 % de son chiffre d'affaires au cours des derniers mois. Une augmentation principalement due à une demande écrasante de retouches.  

N'allez pas chercher très loin la raison de cette étonnante rupture de tendance : aux États-Unis, l'option la plus sûre reste de passer la journée sur le canapé devant l'une ou l'autre série Netflix. Avec le temps, les pantalons et vestes devront ainsi être considérablement élargis et les Américaines se verront contraintes à se tourner vers des robes d'au moins une taille de plus.

Nous pouvons ici parler en termes élogieux, surtout s'agissant du récent allongement de la traîne des distributions de probabilités. La « longue traîne » est un phénomène statistique connu, indiquant que la probabilité d'observations extrêmes (malheureusement le plus souvent négatives) est plus grande que prévu dans la distribution normale. Ce dernier nous présente une image idyllique de symétrie parfaite et de risques limités de catastrophes et de dégâts importants. Malheureusement, ce tableau doit être mis à jour régulièrement – en particulier pour les applications financières[1]. 

Un effet de longue traîne peut également se produire lorsque le sommet d'une courbe de distribution est artificiellement comprimé, ce qui fait que la masse comprimée s'écarte vers les extrémités. Ou en langage humain et transposé dans la situation actuelle : le confinement a empêché le virus de continuer à se propager à sa guise et a temporairement fait baisser le pic des infections, pour tenter d'éviter des problèmes de capacité dans les soins de santé.

Dans l'ensemble, nous y sommes plus ou moins parvenus en Europe, contrairement aux États-Unis. Rien n'a pourtant fondamentalement changé dans le contexte et certaines des infections n'ont par conséquent été que reportées. Chaque assouplissement des mesures de confinement (trop) coûteuses entraînera donc immédiatement une augmentation du nombre d'infections. Nous vous avions prévenu il y a quelques mois des conséquences qu'auraient les célébrations de libération après les premiers assouplissements[2].

L'augmentation actuelle du nombre d'infections ne devrait donc pas nous surprendre. Après tout, les lois de la nature et les statistiques ne pardonnent pas.

Graphique 1 : Augmentation du nombre d'infections actives dans plusieurs pays européens. (En base hebdomadaire par million d’habitants)

Grafiek 1: Toename van het aantal actieve besmettingen in een aantal Europese landen. (Berekend op weekbasis per miljoen inwoners)

L'augmentation récente, prévisible, mais préoccupante, du nombre d'infections au coronavirus en Europe à la suite des assouplissements n'est donc certainement pas (encore) un signe de la deuxième vague tant redoutée. Par analogie avec la grippe espagnole de 1918, celle-ci n'est pas attendue avant l'automne.  

Et cela non plus ne doit pas nécessairement nous alarmer : la grippe espagnole n'est qu'un parent éloigné de l'actuel COVID-19 et était beaucoup plus meurtrier étant donné que ce virus (de la grippe) parvenait à retourner le système immunitaire humain contre lui-même. Plus votre immunité était grande, plus vous deveniez vulnérable. D'où le grand nombre de victimes parmi les hommes jeunes et en bonne santé à l'époque.  Ce n'est pas encore le cas aujourd'hui.

Nous connaissons aussi beaucoup mieux les mécanismes de propagation et grâce à une approche disciplinée, même sans vaccin, il est possible de ralentir la propagation avec des masques buccaux obligatoires (partout), l'hygiène des mains et la distanciation sociale. Mais sérieusement cette fois-ci, s'il vous plaît.

Car prendre des mesures est une chose, mais les faire respecter et les appliquer en est évidemment une autre. Les innombrables règles et réglementations, et le manque de clarté quant à leur interprétation, nous rappellent en passant la déclaration du philosophe et historien romain Tacite[3] : Les lois sont d'autant plus nombreuses que l'État est corrompu...   Ou une autre citation de Tacite : Les choses interdites ont un charme secret...

En attendant, les chiffres relatifs à l'évolution de l'épidémie aux États-Unis restent très préoccupants. Avec un peu de bonne volonté, il est possible d'observer un certain plafonnement, mais cela ne s'applique qu'au chiffre moyen. L'évolution entre les différents États est très variable, ce qui rend difficile d'appliquer une politique homogène.  Les prévisions du Dr Fauci sont aujourd'hui malheureusement devenues une réalité avec (à l'heure actuelle) 150 000 victimes directes, faisant du COVID-19 la quatrième cause de décès la plus courante[4].

Le 27 juillet, à sept heures moins le quart pour être précis, le premier être humain s'est fait administrer un vaccin à Savannah (Géorgie), après des expériences antérieures réussies sur des singes. Cependant, 30 000 cobayes humains doivent encore passer le test et il reste beaucoup de travail de documentation à faire avant d'obtenir une homologation, mais nous soupçonnons que des records de vitesse seront battus ici. D'une part en raison de la gravité de la crise sanitaire, et d'autre part parce que les conditions relatives aux éventuels effets secondaires seront appliquées de manière beaucoup moins stricte.

Sans le moindre repère sur le front économique, les marchés boursiers se balancent sur les vagues de l'actualité médicale et politique. Celle-ci semble indiquer un nouveau report de la reprise, l'économie ne pouvant toujours pas redémarrer complètement, malgré les stimuli fournis par les gouvernements du monde entier.

Bien que cela ne soit pas fatal pour la relance économique à venir, il faut un peu plus de temps que prévu, ce qui est même de nature à faire baisser (temporairement) les cours des actions liées à la technologie par rapport à leurs niveaux records. Ces sommets ont été atteints ces dernières semaines en partant du principe que toute cette misère serait bientôt chose du passé. Malheureusement, il faut maintenant ajouter au moins quelques trimestres, ce qui a entraîné une certaine correction baissière des marchés financiers.

En conséquence, les nouvelles très favorables concernant l'accord de relance rapide européen se sont malheureusement déjà complètement évanouies, mais n'oubliez pas trop vite l'impact positif que cela a eu sur les obligations d'État italiennes, espagnoles et portugaises. À titre de comparaison, les investissements dans la périphérie sud (que nous avons toujours fortement préférés) ont constitué une option nettement meilleure pour la génération actuelle d'investisseurs que les actions européennes.

Graphique 2 : Évolution des obligations d'État italiennes et espagnoles et des actions européennes au cours des 25 dernières années. 

Grafiek 2: Evolutie van Italiaanse en Spaanse overheidsobligaties en Europese aandelen over de laatste 25 jaar.

Aux États-Unis, l'adoption de nouvelles mesures économiques et fiscales de relance a mis beaucoup trop de temps à se faire. Pendant ce temps, le président Trump a réussi à surprendre désagréablement ses amis et ses ennemis en proposant de reporter les prochaines élections. Est-il vraiment sérieux ? Cela provoquerait une crise constitutionnelle sans précédent dont nous nous passerions bien actuellement. Il n'a en tout cas pas le soutien de son propre parti républicain. Les marchés financiers ne réagissent pas très positivement, car avec ce personnage capricieux, tout est possible.

Les récents rapports économiques ne laissent pas non plus entrevoir un réel soulagement. Même si nous nous attendions au pire, les chiffres du ralentissement de la conjoncture au deuxième trimestre 2020 ont quand même provoqué des ondes de choc. Une réversion de 9,5 % aux États-Unis – rarement, voire jamais observée – et de 10 % en Allemagne sont même allées jusqu'à faire reculer le puissant NASDAQ un bref instant.   

Ne cherchez pas non plus beaucoup de soutien dans les publications de résultats d'entreprises. Au mieux, ces derniers ne sont pas aussi mauvais que prévu, à l'exception de quelques entreprises qui bénéficient spécifiquement de cette évolution. Ces entreprises avaient déjà connu une forte croissance au cours des derniers mois, mais elles ont une fois de plus réussi à nous surprendre avec leurs résultats du 29 juillet.

Vous ressentez un peu de découragement ou de défaitisme dans notre chef ? Ce n'est pourtant pas le cas. Mais dans un contexte aussi incertain et après une performance historique des valeurs technologiques au cours des derniers mois, un recul temporaire n'est pas à exclure. Non pas parce que les cours boursiers seraient excessivement élevés ou irréalistes, mais parce que nous avons besoin d'un peu plus de clarté sur la nature et le calendrier de la reprise économique. D'où un optimisme soutenu à moyen terme et une certaine réticence à court terme, qui se traduit par une position légèrement sous-pondérée en actions. 

En attendant, les accents sectoriels de votre portefeuille d'actions restent d'une importance capitale. Ces derniers mois, nous vous avons demandé de vous concentrer davantage sur les fameuses actions FAANG[5]. Ces dernières années, ces valeurs ciblaient déjà spécifiquement les changements attendus dans le comportement des consommateurs. La crise du coronavirus a donné un énorme coup d'accélérateur à ces évolutions. Malgré des attentes déjà relativement élevées, hier soir, Amazon, Apple[6], Facebook[7] et Alphabet (4 des 5 valeurs FAANG) ont réussi à étonner le monde entier avec les excellents résultats d'exploitation et les chiffres de vente records qu'ils ont atteints au cours du dernier trimestre. Dans les échanges post-marché, les trois premiers ont été immédiatement récompensés par des hausses de cours de plus de 5 % pour des volumes de transactions très élevés.

Après sa plus forte chute mensuelle depuis dix ans, le dollar américain a perdu une bonne partie de ses plumes et est désormais totalement aligné sur notre modèle d'évaluation.

Graphique 3 : Taux de change US $/€ (rouge) comparé à notre modèle d'évaluation (vert)(8)

Grafiek 3: US $/€-wisselkoers (rood) in vergelijking met ons waarderingsmodel (groen)

Le taux de change dollar/euro ne pourra se rétablir que lorsqu'il apparaîtra que le coronavirus est également sur la défensive aux États-Unis. La réduction du taux d'infection dans l'État de New York indique qu'il y a lieu de garder espoir, mais qu'il reste encore un long et surtout difficile chemin à parcourir.

Le vent finira bien par tourner en notre faveur. Cependant, nous préférons ne pas nous prononcer sur l'ampleur de ce retournement, en suivant l'exemple inspirant de Han Solo.

Dans L'Empire contre-attaque, le vaisseau spatial des protagonistes de Star Wars est (une fois de plus) poursuivi par les troupes impériales. Il n'y a qu'une seule voie d'issue : passer à travers une dense ceinture d'astéroïdes. À ce moment, C-3PO (le virologue de service) se sent appelé à faire des calculs plus poussés et fait remarquer au capitaine Solo que leur chance de survie n'est que de 1 sur 3 740. Ce à quoi Solo répond, aussi bougon que déterminé : « Never tell me the odds. »

[1] Pour les amateurs : Nous en tenons compte dans la répartition des actifs en incluant également dans nos calculs l'asymétrie attendue de la distribution des rendements.

[2] Pour vous donner une idée : la grippe espagnole de 1918 a fait (environ) 300 000 victimes en Belgique. C'est cinq fois plus qu'aux Pays-Bas. La plus mauvaise hygiène en Flandre après la Première Guerre mondiale explique une partie de cette différence, mais elle semble surtout due aux célébrations populaires spontanées après la fin de la guerre et à l'accueil chaleureux réservé aux soldats du front et aux déportés.

[3] Publius Cornelius Tacitus (56-120 apr. J.-C.)

[4]Juste avant les accidents vasculaires cérébraux (147 000 par an) et la maladie d'Alzheimer (122 000). Une place sur le podium n'est plus très loin. Ce trophée douteux de la troisième place revient actuellement aux accidents involontaires (167 000). Le cancer (599 000) et l'insuffisance cardiaque (655 000) figurent toujours en tête de cette triste liste.

[5]Facebook, Amazon, Apple, Netflix et Google.

[6]Avec une forte augmentation inattendue des ventes en Chine, qui rend toutefois aussi cette action vulnérable à une éventuelle dégénérescence du conflit sino-américain.

[7]Avec une augmentation notable de leurs revenus publicitaires, malgré le fait que plusieurs grandes entreprises se soient retirées de la plateforme en raison de la position controversée de Facebook.

[8]La zone grise indique l'intervalle de fiabilité à 90 %.

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