Des (grandes) tortues de mer, de (super) Diego et du (bluffant) Nasdaq

13 juillet 2020

Quasi toutes les tortues géantes deviennent centenaires. L'exemplaire que Darwin avait rapporté dans la cale du Beagle n'a soufflé sa dernière bougie d'anniversaire dans un zoo australien qu'en 2006. 

Cette longévité est peut-être le fruit du processus de sélection implacable que les petits de cette espère doivent subir dès les premières minutes de leur éclosion : se mouvoir sur le sable meuble d'une plage extrêmement dangereuse pour rejoindre la sécurité de la mer. Seules les plus rapides, les plus déterminées et les plus habiles réussissent à atteindre l'eau protectrice de l'océan Pacifique. Une bonne dose de chance y contribue également. Les petits reptiles grandiront ensuite pour devenir des géantes des mers.

Il est impossible de déterminer au préalable qui seront ces heureuses élues. Leurs autres frères et sœurs seront au menu de la bande de mouettes qui se sont donné rendez-vous sur ces plages pour leur grand banquet annuel.

Nous avons toujours gardé à l'esprit ce mode de sélection cruel[1] lorsque les nombreuses valeurs technologiques et dot.com de l'indice Nasdaq ont commencé en 1999 à quitter leur littoral. Seules quelques entreprises survivraient à la procédure sévère et se développeraient ensuite pour devenir de nouveaux géants économiques. Ici aussi, il était très difficile de prévoir que l'on compterait parmi ces grands gagnants Amazon, Apple, Google ou eBay et non pas, par exemple, Boo.com, Webvan ou Pets.com qui ont échoué piteusement ou encore Cisco, Alta Vista, Blucora et Qualcomm (pour n'en citer que quelques-unes d'une longue liste) qui n'ont réussi à sauver que quelques meubles.

Selon tous les calculs objectifs, les valeurs technologiques étaient surévaluées dans des proportions inouïes. La prime de risque attendue au sein du secteur IT américain était même carrément négative ce qui va totalement à l'encontre d'une valorisation rationnelle. Mais parfois cela s'avère nécessaire. Sans une telle bravoure, aucune torture non plus ne se lancerait dans cette épreuve initiale.

Graphique 1 : Prime de risque attendue du secteur IT américain par rapport à l'indice S&P

Graphique 1 : Prime de risque attendue du secteur IT américain par rapport à l'indice S&P

Les pertes spectaculaires de très nombreuses entreprises de cette nature qui, peu de temps auparavant, s'aventuraient encore gaiement sur la plage seraient compensées ensuite, toujours selon cette métaphore, par les bénéfices faramineux que réaliseraient quelques entreprises survivantes.

Mais, avant de recueillir les fruits de ces investissements, il a fallu faire preuve d'une bonne dose de modestie, de résilience et de patience. Ces traits de caractère sont malheureusement très rares chez le commun des mortels, et encore moins chez les financiers moyens.

La modestie implique de diversifier largement ses placements, mais cette tactique n'offre aucune protection contre les baisses générales des indices boursiers. Cette qualité doit donc se doubler d'une excellente capacité à encaisser les mauvais coups.

Et à faire preuve de patience en proportions bibliques. Tout comme il faut donner la chance aux tortues de grandir en pleine mer, le Nasdaq a dû d'abord reprendre des forces. Dans ce cas concret, la phase de récupération n'a duré que 15 ans...

Graphique 2 : Évolution de l'indice Nasdaq depuis le 01.01.1996. 

Graphique 2 : Évolution de l'indice Nasdaq depuis le 01.01.1996.

L'indice Nasdaq a parfaitement suivi ce processus pour atteindre, deux décennies plus tard, des sommes inédits. Après une telle odyssée, les actions cotées survivantes sur cet indice ont traversé généralement des épreuves en suffisance pour pouvoir surmonter également une pandémie.  Il n'est d'ailleurs en rien étonnant que des valeurs comme Amazon, Apple… continuent à afficher de bonnes performances dans le contexte anxiogène actuel d'une situation sanitaire qui échappe à tout contrôle. 

La comparaison avec l'évolution observée en 1999 et 2000 nous permet également de conclure que la récente ascension de l'indice Nasdaq ne prend pas les proportions de la bulle dot.com. 

Graphique 3 : Évolution du Nasdaq au cours de la période 01.1998-12.2001 avec la situation actuelle.

Graphique 3 : Évolution du Nasdaq au cours de la période 01.1998-12.2001 avec la situation actuelle

Le Nasdaq n'est pas le seul à afficher des performances époustouflantes depuis quelques semaines. La bourse chinoise en général, et sa composante technologique en particulier, continue de s'appuyer sur la reprise économique attendue, les plans de relance des autorités et la stabilisation du cours du yuan pour s'envoler vers de nouveaux sommets.

Pour éviter la formation d'une bulle financière, le gouvernement chinois actionne cependant une soupape de décompression en vendant une part de ses positions stratégiques dans des valeurs technologiques. Une telle situation rappelle évidemment l'évolution des bourses technologiques chinoises en 2015. À l'époque, les investisseurs chinois anticipaient également une accélération de la croissance économique, mais avaient dû déchanter par la suite et essuyer de lourdes pertes.

Les deux situations ne sont cependant pas comparables. Les valorisations boursières actuelles semblent davantage justifiées au vu des fondamentaux économiques. Il n'existe aucune menace inflationniste et le rally boursier actuel a démarré sur un niveau de valorisation beaucoup plus bas. L'ampleur des progressions récentes est également plutôt limitée par rapport aux bonds des cours en 2015. 

Graphique 4 : Comparaison de l'évolution en 2015 et du développement actuel de la bourse technologique chinoise 

Grafiek 4: Vergelijking van de evolutie in 2015 en de huidige ontwikkeling op de Chinese technologiebeurs

Sur le Vieux continent, les dirigeants européens se voient offrir l'occasion idéale de frapper un grand coup économique contre les États-Unis et la Chine. Ils disposent de moyens suffisants pour soutenir l'économie européenne et peuvent agir sur un vaste marché domestique, animé par une main-d'œuvre mieux formée. Et puis, du moins jusqu'à présent, l'Europe semble avoir mieux réussi que les États-Unis à contenir la pandémie.

Une intervention puissante et crédible requiert cependant une vision commune. Les prochains jours seront cruciaux à cet égard : le groupe des 4 États membres rebelles de l'UE rentrera-t-il dans le rang ? Certes, leur approche critique n'est pas sans fondement. Mais il faut éviter à tout prix de montrer à nouveau aux yeux de la communauté internationale l'image d'une zone économique paralysée par les divergences d'opinions de ses membres.

La bonne nouvelle est que l'Allemagne, qui préside à présent l'UE pour six mois, saura user de tout son poids politique pour remettre les Pays-Bas, l'Autriche et le Danemark sur le droit chemin. Il n'est en tout cas pas question d'échouer.

Les valeurs technologiques américaines et chinoises ne sont pas les seules à voir monter leurs cours jusqu'au ciel depuis quelques jours. Les chiffres relatifs aux infections virales au niveau mondial grimpent eux aussi à très grande vitesse. En Amérique latine, les statistiques deviennent même hallucinantes. Mais c'est la situation hors de contrôle aux États-Unis qui suscite davantage d'attention en raison de leur poids économique prépondérant.

Le taux d'infection dérape à un point tel que la réouverture de l'économie est menacée dans une grande mesure. Mais il est trop tard pour mettre en œuvre des mesures draconiennes. Seule une mesure pourrait encore endiguer un tant soit peu le taux de reproduction du virus : rendre le port du masque obligatoire. En espérant la disponibilité rapide de vaccins et de remèdes. Et une petite prière ne peut pas faire de tort. Un nouveau lockdown serait en effet impayable (et ne s'est d'ailleurs pas révélé très efficace dans la lutte contre le virus).

Mais les bourses ne semblent pas s'inquiéter exagérément des développements futurs. Les gains engrangés sur les marchés d'actions sont cependant surtout alimentés par des valeurs des secteurs liées à la technologie, à la numérisation, aux entreprises de sécurité, au lifestyle et à la biotech.

Des thèmes sur lesquels nous attirions déjà votre attention bien avant l'apparition du Covid-19. Cette crise accomplit en fait ce que toutes les autres ont réalisé avant elle : accélérer les tendances profondes et les faire émerger pour de bon.  

Sur le plan boursier, nous n'avons certainement pas manqué la majeure partie de ces progressions, mais nous restons quelque peu réservés. Cette retenue se traduit par une position légèrement sous-pondérée en actions, qui est bien diversifiée tout en mettant l'accent sur les secteurs précités.

Mais, comme toujours, les investisseurs sont tiraillés à présent entre espoir et peur. L'espoir se fonde sur des stimulants économiques colossaux et la faiblesse des taux d'intérêt. Quant à la peur, elle est alimentée par les conséquences négatives d'une deuxième vague d'infections. Le premier exerce une influence persistante et fondamentale, la seconde est préoccupante, mais ne sera perturbante que temporairement.

À présent, il est grand temps de déterminer ce qui s'est révélé efficace dans la lutte contre le virus, ce qui n'a pas fonctionné tout en coûtant énormément d'argent ou en aggravant encore la situation. Au moyen d'une analyse objective, s'il vous plaît. De préférence en recourant à un nouveau panel d'experts.

Le mieux à faire à présent est de nous préparer à la deuxième vague d'infections et de remercier le ciel que la pandémie actuelle ne soit « qu'une » infection virale agressive et non pas la peste bubonique du Moyen-Âge. Face à elle, nous aurions été aujourd'hui, comme jadis, complètement impuissants. 

[1] Vous nous ferez peut-être remarquer que la tortue géante fait partie désormais des espèces menacées. Pour vous répondre, nous emprunterons la célèbre formule de Mark Twain Don’t let the truth interfere with a good story. Et d'ailleurs, si cette espèce animale ne s'est pas (encore) complètement éteinte, nous le devons à des programmes d'élevage intensifs au cours desquels un certain Diego s'est montré le plus prolifique. Nous lui adressons toutes nos félicitations. Il n'a pas volé ses nombreux surnoms flatteurs, comme celui de Super Diego que nous avons repris dans le titre.  

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