Lumière au bout du tunnel

9 février 2021

Cela se passe à la fin de 1980. Ou quelque part dans ces années-là.

Pour beaucoup, la période est sombre comme aujourd’hui. Ou peut-être même pire encore. L’économie occidentale est au bord de l’effondrement après deux chocs pétroliers ravageurs et le tsunami d’inflation qui s’en est suivi. Les taux d’intérêt vertigineux de 15 % aux États-Unis et de 14 % en Belgique (à nouveau parmi les régions les plus touchées) ont provoqué un effet boule de neige, car les paiements de ces intérêts devaient se financer par un nouvel accroissement de la dette publique.  

Graphique 1 : Taux des obligations d’État américaines et belges à 10 ans 

Graphique 1 : Taux des obligations d’État américaines et belges à 10 ans

Cette boule de neige galopante s’est transformée en avalanche parce que l’État creuse un déficit abyssal[1] pour payer les indemnités d’un nombre toujours plus élevé de chômeurs.

Et, pour ne rien arranger, le chômage des jeunes explose parce que le pic des naissances de la génération du baby-boom a eu lieu environ vingt ans plus tôt.  La situation semble sans espoir. Et les jeunes qui ont encore une pièce de 5 francs à dépenser la glissent dans le jukebox pour faire hurler les baffles du No future de Johnny Rotten. 

Cela doit être à cette époque que le légendaire journaliste de la BRT Tuur Van Wallendael, planté devant la porte du 16, rue de la Loi, met son micro sous le nez du Premier ministre Martens. Les deux hommes sont habillés d’un imperméable grisâtre parce qu’il pleut encore et toujours. Le journaliste accompagne sa question d’un froncement de sourcils comme pour en accentuer la gravité : « Monsieur le Premier ministre, voyez-vous déjà la lumière au bout du tunnel ? »

La réponse du Premier ministre de l’époque ne peut mieux exprimer le côté tragique du moment. « Oui, en effet. » Ah bon ? S’en suit un silence bref mais tendu avant qu’il ne poursuive sa réponse. « Lorsque je me retourne. » Le caméraman n’a pas arrêté de filmer à temps, si bien que pendant une fraction de seconde, on voit les deux hommes éclater de rire à la télé. 

Aux États-Unis, à la même époque, on vient d’élire à la présidence un curieux personnage, relativement inconnu dans nos contrées malgré son grand âge (69 ans)[2]… Lui aussi fait de l’humour sa principale arme pour transmettre un message d’espoir. Il y réussit haut la main, aidé par la chute des prix pétroliers et la baisse des taux d’intérêt.

Ne nous laissons donc pas déprimer par les oiseaux de mauvais augure. Nous avons pour notre part tout mis en œuvre pour faire briller une petite lueur d’espoir et identifier sans relâche les opportunités intéressantes qui découlent invariablement des moments historiques. Et la pandémie actuelle n’y fait pas exception.  

Avec une inévitable troisième vague de contaminations en vue, le désespoir nous guette à nouveau. Ne fut-ce que parce que les mesures sévères n’ont eu un succès que très modeste lors des première et seconde vagues, malgré leur effroyable coût économique, financier et social.

Mais, cette fois, nous ne devons plus nous retourner pour voir briller la lumière au bout du tunnel, comme notre Premier avait dû s’y contraindre à l’époque.

Tant les vaccins que la nature elle-même sont à présent nos alliés pour lancer l’offensive finale contre le virus. Et pour ceux qui douteraient de l’arsenal que l’humanité peut déployer dans ce combat : pourvu que le nombre de doses à disposition soit suffisant, l’efficience des vaccins est plus que suffisante pour faire chuter le taux de reproduction du virus. En dépit des déconvenues inquiétantes au niveau de la livraison des vaccins, le nombre de personnes vaccinées est désormais plus élevé que celui des contaminations actives. Du moins à l’échelle mondiale. Localement, les chiffres peuvent fortement diverger.

D’un point de vue économique et financier, la situation actuelle est également à des années-lumière de celle prévalant au sombre début des eighties[3].  

Contrairement à la crise de cette époque, nous sommes déjà sortis de l’ornière économique, dans un environnement marqué par l’extrême faiblesse des taux d’intérêt, une menace inflationniste limitée et une rentabilité particulièrement forte des plus grandes entreprises. Autre contraste saisissant avec les périodes de crise antérieures : à présent, les grands groupes (et employeurs) peuvent également afficher les taux de croissance les plus élevés, tant en chiffre d’affaires qu’en embauches et bénéfices. Et cela en dépit des circonstances actuelles. Lors des crises précédentes, les plus grandes entreprises étaient chaque fois les plus grandes victimes. 

La croissance actuelle des bénéfices enregistrée par les méga-entreprises, tant en volume qu’en rythme de progression, est presque surréaliste. Les chiffres les plus récents le démontrent largement. Leurs résultats dépassent les prévisions les plus favorables. En réalité, depuis une dizaine d’années, elles se montrent largement plus performantes que la moyenne des entreprises (américaines).

Graphique 2 : Évolution du bénéfice attendu par action d’Apple, Amazon, Google et Microsoft. 

Graphique 2 : Évolution du bénéfice attendu par action d’Apple, Amazon, Google et Microsoft.

Malgré cette rentabilité prodigieuse, on sent poindre une certaine déception. Les superbes chiffres de croissance, largement supérieurs aux prévisions, ne se traduisent pas par des envolées des cours boursiers.  Ce serait même plutôt le contraire. L’argument selon lequel cette évolution favorable était déjà intégrée dans les cours boursiers est peu convaincant dans la mesure où les résultats des entreprises ont surpassé les prévisions les plus optimistes (et ne pouvaient donc pas être déjà compris dans les cours boursiers).

Mais cette tendance semble générale. Nous nous situons actuellement à peu près au milieu de la saison des résultats[4], avec la moitié environ des entreprises qui les ont déjà publiés. Les résultats réalisés dépassent même les attentes de 18 % en moyenne. Cela arrive apparemment de temps en temps, mais nous ne nous rappelons pas la dernière fois que cette heureuse surprise s’est produite…

Mais le plus frappant est tout de même que la bourse ne récompense pas (encore) les entreprises très performantes : un bénéfice meilleur qu’attendu conduit même en moyenne à une perte de 0,9 %. C’est précisément le même résultat boursier que celui enregistré par le nombre (limité) d’entreprises qui ont fait moins bien que prévu. Étrange.

La conclusion positive que l’on peut en tirer est que la transition progressive allant des très grosses capitalisations vers les plus petites valeurs se poursuit parce que ce dernier groupe comprend les entreprises dont le potentiel haussier des résultats doit encore se traduire dans de substantiels gains boursiers, comme cela s’est produit pour les grandes entreprises. C’est vrai au moins en partie et c’est ce qui explique que l’intérêt des investisseurs glisse des grandes vers les petites actions.  Nous n’y trouvons rien à redire. Au contraire, cela confirme le scénario conjoncturel orienté à la hausse et nous incite à opérer un glissement graduel dans notre sélection d’actions. Nous conservons cependant en grande partie nos priorités sectorielles et géographiques. Dans les prochaines semaines, nous ne réserverons une plus grande place qu’aux valeurs industrielles de qualité. 

Pour l’heure, le principal danger menaçant les marchés d’actions n’est pas à l’ordre du jour. Mais il gagnera progressivement en importance à mesure que le redressement conjoncturel se poursuivra et que les taux d’intérêt à long terme (surtout aux États-Unis) atteindront des niveaux plus élevés. Cela ne se produira que si la reprise économique est puissante. Mais ce ne sera pas pour tout de suite parce que la banque centrale américaine veillera à ce que les taux d’intérêt à long terme restent raisonnablement bas pour donner toutes ses chances à la phase conjoncturelle haussière.

Nous pouvons donc encore profiter tranquillement d’indicateurs conjoncturels relativement favorables pour l’activité industrielle, tant aux États-Unis qu’en Europe. Ces chiffres indiquent toujours une accélération de la croissance, certes à un rythme moins soutenu. Cela se traduira plus tard par une amélioration des chiffres de l’emploi. À partir de là, on pourra commencer à s’inquiéter, notamment de la forte augmentation des budgets publics et de la pression inflationniste croissante. Mais, à ce stade, nous aurons déjà pu savourer le Championnat d’Europe de football, les Jeux olympiques et le Tour de France.

D’ici là, que les chiffres récents concernant l’évolution des contaminations virales ne vous désespèrent pas trop. Il s’agit toujours de faire preuve de prudence. Mais la troisième vague menaçante commence à s’essouffler avant même qu’elle ait vraiment démarré.

Graphique 3 : Accélération du nombre de contaminations à la Covid-19

Graphique 3 : Accélération du nombre de contaminations à la Covid-19

On est loin en tout cas de la deuxième vague qui avait provoqué un véritable ravage, particulièrement dans nos contrées. Cette situation plus favorable est le résultat aussi bien des mesures renforcées que de l’évolution naturelle même, avec l’émergence de variants plus contagieux mais moins dangereux que le virus originel.

Entre-temps, le taux d’accélération diminue à vue d’œil. Certes, l’accélération reste positive - le nombre de contaminations augmente donc toujours - mais à un rythme moindre. Si nous sommes assez sages pour reporter les événements attirant la grande foule à des périodes plus appropriées en 2022, l’avenir immédiat s’annonce relativement rose. Tout comme les perspectives sur les bourses mondiales. 

[1] Le contribuable sera sollicité par la suite, avec quelque insistance, pour payer son écot.

[2] Pour rappel, Joe Biden a 78 ans.  Lors de la campagne de réélection de Reagan en 1984, son adversaire fait observer qu’il est trop vieux (il a alors 73 ans) pour accomplir un nouveau mandat de 4 ans.  Sa réponse est légendaire : « Je n’exploiterai jamais, pour des raisons politiques, la jeunesse et l’inexpérience de mon adversaire. » Walter Mondale éclate de rire, bat en retraite et perd l’élection avec un écart de voix sans précédent contre le vieux Reagan.

[3] Malgré un démarrage difficile, ces années 1980 ont constitué finalement the decade that made us.

[4] C’est la période pendant laquelle les résultats des entreprises du trimestre écoulé sont publiés et commentés.

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