Salaire de la peur

2 mars 2021

Réagissant de manière on ne peut plus convenue, les actions comme les obligations ont piqué du nez après la hausse des taux d'intérêt et des cours des matières premières[1]. La crainte contenue d'une poussée inflationniste prochaine aux États-Unis s'est même transformée en véritable panique après la publication de la forte (et inattendue) amélioration des chiffres de l'emploi et l'annonce, un peu plus tôt, de ventes au détail particulièrement vigoureuses et de prix de gros en hausse.

Graphique 1 : Évolution récente des indices NASDAQ, NYSE FANG et du MSCI Europe (zone euro). 

Évolution récente des indices NASDAQ, NYSE FANG et du MSCI Europe (zone euro).

Ces indicateurs suggèrent que l'économie américaine n'a plus besoin d'incitant et est déjà bien lancée pour s'installer dans sa future phase de croissance. Les nouveaux stimulants (quasi) approuvés menacent donc de provoquer une surchauffe, qui déclencherait immanquablement une série de hausses de taux susceptibles à terme de peser lourdement sur l'activité économique.

Ce scénario est d'autant plus tentant que la banque centrale américaine semble le conforter en affirmant que sa politique monétaire restera accommodante encore longtemps. Cette situation pourrait exposer l'économie à des chocs inflationnistes, sans lui offrir la moindre protection. En répétant cette position, le président de la Fed, Jerome Powell, a sans le vouloir versé la goutte qui a fait déborder le vase, transformant la nervosité des Bourses en chute prononcée.

Une réaction compréhensible, mais pas pour autant fondée (du moins pas encore). C'est là que se présente une énième opportunité d'investissement, même si cette fois, une certaine retenue est de mise jusqu'à l'annonce des nouveaux chiffres d'emploi, le 5 mars. Quant aux autres indicateurs conjoncturels intermédiaires, nous ne nous en soucions guère pour l'instant.

Ni d'ailleurs de l'évolution boursière récente en tant que telle. Pour de tels mouvements frénétiques sur les marchés d'actions, les investisseurs que nous sommes perçoivent un beau salaire de la peur. Qui se mérite en faisant preuve de patience et en veillant à tout moment à une diversification suffisante dans son portefeuille d'investissement. 

Graphique 2 : Prime de risque attendue sur la Bourse américaine 

Verwachte risicopremie Amerikaanse beurs

La rémunération pour toutes ces frayeurs intermédiaires a d'ailleurs encore augmenté récemment. Dans le jargon technique, on la qualifie de prime de risque attendue[2]. Ce thermomètre crucial est constitué en faisant le rapport entre les résultats d'entreprises attendus et le taux d'intérêt à court terme. Comme ce dernier n'a pas augmenté, alors que les bénéfices des entreprises s'avèrent étonnamment forts, la rémunération supplémentaire attendue pour la détention d'actions a augmenté récemment.

Les taux d'intérêt à long terme quant à eux, ont indéniablement progressé, tant aux États-Unis qu'en Europe. Mais cette évolution ne doit pas nous étonner. Malgré leur progression récente, les taux d'intérêt à 10 ans sont d'ailleurs toujours largement inférieurs à leur niveau d'avant la pandémie, alors que les bénéfices des entreprises dans les principaux pays sont sur le point d'atteindre leur niveau d'avant la crise.

Cette évolution récente des taux ne traduit donc certainement pas une réaction de panique face à une inflation qui déraperait. Au contraire, cela confirme plutôt le redressement économique attendu et doit être interprété dans ce sens, comme un signe de confiance dans le déroulement futur.

Graphique 3 : Évolution des taux d’intérêt à long terme aux États-Unis et dans la zone euro

Évolution des taux d’intérêt à long terme aux États-Unis et dans la zone euro

Une analyse plus fine de la baisse récente des cours de l'indice S&P Industrials, des indices européens et du NASDAQ révèle d'ailleurs un élément étonnant : les cinq meilleurs indices sectoriels depuis le 01-01-2020 se sont retrouvés, la semaine dernière, au bas des classements de performances. Et parmi les cinq plus mauvais secteurs depuis le début de l'année, quatre ont été propulsés au sommet en base hebdomadaire. D'un côté, cela nous donne des haut-le-cœur : l'industrie du voyage, l'énergie traditionnelle, les banques européennes et l'immobilier[3] ont peut-être grimpé au sommet ces derniers jours, mais il s'agit tout au plus d'un dead cat bounce[4]. Fondamentalement, ces secteurs restent confrontés à une pression concurrentielle meurtrière, à des marges en recul, à des coûts en hausse et à un sombre avenir.

Mais il serait mal avisé de sous-estimer le signal positif émis par ce mouvement. La croissance économique est animée d'une telle force qu'elle entraîne également dans la vague haussière les secteurs à la traîne qui n'avaient pas encore intégré cette donnée dans le cours de leurs actions. Contrairement aux valeurs technologiques qui l'avaient déjà anticipé auparavant et qui sont à présent les victimes (temporaires) d'un mouvement de prises de bénéfices.  

Entre-temps, le taux d'accélération du nombre de contaminations et de victimes a fortement diminué[5], sans pour autant donner aux autorités une marge de manœuvre pour assouplir les mesures actuelles. Ces assouplissements ne seront possibles que lorsque la population sera suffisamment vaccinée. Sinon, on risque une nouvelle flambée du nombre d'infections comme on en a connu en novembre 2020.

Mais ce sont précisément les pays qui présentent le nombre de contaminations par habitant le plus élevé qui affichent actuellement le taux de vaccination le plus bas (à la louable exception du Royaume-Uni). Les Pays-Bas sont à présent (de peu) le pays le plus touché en nombre de contaminations par tête. La Belgique continue à occuper la première place en termes de décès, relativement à sa population.

Entre-temps, Joe Biden nous rappelle ce célèbre bon mot : il y a les mensonges, les gros mensonges et (le comble) les statistiques[6]. La 500 000e victime américaine de la pandémie a été commémorée comme il se doit, mais il n'est pas exact de dire que le nombre de décès de la pandémie actuelle est supérieur à celui des victimes militaires des interventions américaines durant les deux guerres mondiales et la guerre du Vietnam combined. Il y en a eu 80 000 de plus, sans compter les innombrables blessés, handicapés et les morts dans la population civile. Il faut aussi y ajouter les dégâts matériels, inexistants actuellement.

Entre-temps, nous poursuivons notre route. De manière intrépide, légèrement surpondérée en actions, avec un intérêt croissant pour les opportunités offertes sur les marchés obligataires.

[1] Avec des hausses prononcées pour le cobalt, le pétrole et le cuivre, mais ce sont les prix du bois qui les ont tous coiffés sur le poteau !

[2] La prime de risque attendue mesure la rémunération future attendue pour la détention d'actions, dont l'évolution des cours est beaucoup plus volatile que les obligations à court terme. Cette prime de risque constitue la pierre angulaire de nos calculs pour aboutir à une diversification optimale entre les diverses classes d'investissement.

[3] Les actions du secteur des voyages progressent en anticipation de la levée des restrictions de déplacement dans un avenir proche (?) et de l'éventuel réflexe hédoniste de touristes qui s'offriraient une « double dose » d'escapades après toutes ces frustrations accumulées. Le secteur de l'énergie traditionnelle en raison de la remontée des prix du pétrole, les banques en raison des taux (un peu) plus hauts et l'immobilier en raison de la réouverture des centres commerciaux. Tous des arguments à court terme.

[4] C'est un terme cynique du jargon boursier signifiant un rebond temporaire des cours des actions après une chute vertigineuse. Généralement, ce mouvement est provoqué par des achats spéculatifs ou des achats destinés à couvrir des positions short.

[5] Le taux d'accélération est cependant encore positif partout, ce qui signifie que le nombre d'infections continue à croître.

[6] La source originelle de ce bon mot n'est pas connue, mais Mark Twain (qui d'autre) y faisait déjà allusion à la fin du XIXe siècle. Il l'avait entendu dire par un homme d'État, sans le citer. On présume qu'il s'agissait du Premier ministre britannique de l'époque, Benjamin Disraeli. Nous connaissons également cette expression sous une autre forme : « il y a les menteurs, les gros menteurs et les experts ».  Toute comparaison avec des personnages authentiques est purement fortuite. 

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