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À chacun sa vérité
4 mars 2022
Danser devant la tanière de l’ours n’est jamais sans risque, surtout si ce dernier n’écoute plus que l’écho de ses propres grognements depuis des années. Si rien ne justifie l’agression qui permet au dictateur russe d’évacuer ses frustrations, il nous faut bien tenter de trouver un moyen de résoudre le conflit. Toutefois, ce n’est pas à la table mondiale, où se joue un poker géopolitique, qu’on trouvera une solution. Chaque partie pense avoir la meilleure main. D’une part, l’OTAN avec son unité retrouvée et de lourdes sanctions contre Moscou. D’autre part, la Russie qui avec sa pression militaire brutale, s’empare de larges pans du territoire ukrainien.
Poutine joue le rôle du MAD-man. C’est la stratégie consistant pour un pays à convaincre son ennemi que son dirigeant n’hésitera pas à se lancer dans une escalade dangereuse, voire à agiter la menace nucléaire pour arriver à ses fins. Le président Nixon s’y était essayé en vain lors des négociations avec le Vietnam dans les années 1970. À présent, le despote russe gagne en crédibilité dans ce rôle puisque l’Occident semble en effet convaincu que Poutine a vraiment perdu la tête.
Appuyé par une machine de propagande bien huilée, il s’est assuré le soutien suffisant d’une population russe endoctrinée depuis des années, malgré une résistance croissante, mais encore marginale, à ses visées impérialistes. (On peut saluer en tout cas le courage de ces manifestants à Saint-Pétersbourg et Moscou qui bravent un appareil répressif redoutable pour exprimer ouvertement leur opposition et ainsi lui donner un visage !)
Mais, de temps en temps, il est avisé de faire son introspection. Ainsi, le manque d’intérêt de la presse occidentale à l’égard du conflit qui embrase l’est de l’Ukraine depuis 2014 a permis à la Russie de broder sa propre histoire, qu’elle brandit à présent comme prétexte pour justifier son invasion, sans aucun contradicteur.
Les véritables raisons de cette barbarie sont incontestablement plus profondes. L’OTAN s’est étendue exagérément à l’Est. Des troupes et armes sophistiquées occidentales à la frontière russo-ukrainienne menacent (du point de vue russe) l’équilibre de la destruction mutuelle assurée (DMA ou MAD en anglais)1 qui a contribué à prévenir, depuis les années 1950, l’escalade de conflits locaux (en Corée, à Cuba, au Vietnam, au Moyen-Orient, en Irak, en Syrie, etc.).
Dès lors, la seule solution imaginable était l’instauration d’une zone démilitarisée « neutre » à la frontière russe. Il va de soi que nous préférerions qu’il en soit autrement. Mais la liberté n’est pas non plus un droit absolu et elle atteint ses limites lorsqu’il s’agit de concilier divers intérêts.
La Chine peut-elle jouer un rôle de médiation majeur ? Bien sûr, mais dans l’état actuel de la situation, le géant rouge préfère rester à l’arrière-plan. N’oublions pas que les États-Unis s’étaient engagés il n’y a pas si longtemps dans une guerre commerciale féroce avec la Chine et que depuis Washington, l’administration américaine actuelle continuait, jusqu’à récemment, à envoyer des signaux très hostiles à l’adresse de Pékin. Le président Xi Jinping demandera certainement un prix très élevé pour son intervention éventuelle et veillera à cet égard à ne pas compromettre ses propres prétentions de souveraineté sur (la province de) Taïwan.
La situation actuelle en Europe de l’Est fait peser une grave menace sur la paix mondiale et s’invite sur les marchés financiers, rendant les bourses très volatiles avec, à la clé, des corrections boursières continues.
Mais, pour les bourses, un problème n’est un problème que si aucune solution ne se profile à l’horizon. Or, une désescalade semble encore possible à moyen terme, même si tout le monde est bien conscient que cela passera peut-être d’abord par une escalade du conflit.
D’après notre analyse des différents scénarios sur la table, nous estimons en tout cas que la poursuite de l’escalade est la plus probable, mais pas au point de mener à une inévitable confrontation directe avec les troupes de l’OTAN.
Les tensions vont encore s’accroître sur les marchés de l’énergie, ce qui fera (encore) déraper davantage les indicateurs de l’inflation. C’est l’Europe qui a le plus à craindre de cette évolution défavorable. Et cela se reflète naturellement dans ses performances boursières relativement mauvaises. Un tableau comparatif de plusieurs bourses mondiales et indices sectoriels est très révélateur.
Tableau 1 : Évolution de plusieurs indices boursiers mondiaux entre le 24-02 et le 03-03-2022
La progression des actions latino-américaines est liée directement à l’évolution des prix du pétrole et des matières premières. Comme on pouvait s’y attendre, les plus fortes baisses sont observées en Europe de l’Est. La bourse russe étant fermée depuis plusieurs jours, le niveau réel de l’indice Emerging Europe se situe encore sensiblement plus bas.
À noter la (légère) progression étonnante de l’indice MSCI Monde entre le 24 février et le 3 mars. Les indices Nasdaq, S&P Composite et NYSE Fang (où le poids des actions Apple, Google, Amazon… est encore plus lourd) ont même repris des couleurs.
Cette bonne tenue des actions américaines s’explique sans doute par le fait que l’évolution attendue de l’économie et de la politique monétaire des États-Unis est un facteur plus important pour leur valorisation. La probabilité d’un superhike (une hausse du taux directeur de 50 points de base) a en effet fortement baissé. Elle est passée de 90 % il y a quelques semaines à 0 % actuellement, après que le président de la Fed, Jerome Powell) a déclaré (de manière exceptionnelle) que le taux directeur ne serait relevé « que » de 25 points de base lors de la prochaine réunion du FOMC. Ce relèvement sera vraisemblablement suivi par 7 hausses en vue d’une normalisation à 2 % à l’horizon 2023, soit un retour au niveau prépandémique. Ce scénario peut cependant être bouleversé si le rapport sur le marché du travail révèle une progression trop forte des salaires.
Pour l’heure, la principale préoccupation du secteur technologique américain est cependant la menace pesant sur l’approvisionnement en matières premières. L’onde de choc du conflit militaire menace en effet d’accentuer encore les goulets d’étranglement de l’économie qui étaient apparus au sortir du plus fort de la pandémie. Si les perspectives ne s’éclaircissent pas rapidement à cet égard, les valeurs technologiques subiront elles aussi une correction.
Graphique 1 : Évolution des prix des matières premières depuis le 23-02-2022 (prix en dollars américains)
Comme toujours, un tel conflit fait émerger des gagnants et des perdants. Les perdants tombent sous le sens. En premier lieu, la population ukrainienne, qui est face à la perspective glaçante de devenir le sujet d’un État vassal de son grand voisin, mais également le citoyen russe lambda qui doit subir les lourdes sanctions économiques et financières infligées par l’Occident.
De telles sanctions sont rarement efficaces, même à long terme. Elles n’ont pas atteint leurs objectifs, que ce soit en Corée du Nord, à Cuba, en Irak ou en Iran. Généralement parce qu’elles servent de prétexte aux régimes locaux pour bâillonner encore plus l’opposition et la liberté d’expression, tout en accentuant l’image hostile des États-Unis et de l’Europe.
Du reste, les mesures actuelles pourraient être d’autant moins efficaces qu’elles prévoient d’importantes exceptions. Ainsi, les transactions passant par SWIFT restent possibles ici et là, et l’addiction européenne au pétrole et (surtout) au gaz russes vide un peu plus les sanctions de leur substance. Mais, pour l’heure, il n’y a pas (encore) de solution alternative. C’est pour cette raison que nous classons également l’industrie européenne dans le camp des perdants.
Bien entendu, il y a également des gagnants manifestes. Les offreurs d’énergies alternatives pourront compter dans un proche avenir sur une aide publique considérable puisque leur importance stratégique s’est accrue substantiellement avec le conflit. Mais l’énergie nucléaire semble promise également à un avenir.
Les États-Unis, l’Europe et la Russie vont doper leurs budgets alloués à la défense. À l’avenir, l’Union européenne ne devra plus craindre des sanctions commerciales de la part des États-Unis. La Chine, si elle manœuvre habilement sur l’échiquier géopolitique, verra sa position s’améliorer structurellement. Les entreprises technologiques américaines auront les coudées encore plus franches, parce que les pouvoirs publics les protégeront sur le marché mondial au vu de leur importance stratégique croissante.
S’agissant de notre allocation d’actifs, cette situation nous amène à sous-pondérer légèrement les actions : nous réduisons surtout les valeurs industrielles européennes et les remplaçons (partiellement) par des actions technologiques américaines.
Mais nous gardons un œil très acéré sur cette évolution, arrivée à un point critique.
La semaine dernière, les obligations ont opposé (contre toute attente) une grande résistance. Elle s’explique par une « fuite vers la qualité », à savoir vers les obligations d’État américaines et de la zone euro. Les taux obligataires ont donc reculé, de manière inattendue, malgré le dérapage des indices d’inflation.
[1] MAD : Mutually assured destruction. Le premier qui tente de détruire l’autre est assuré d’être détruit à son tour. John Von Neumann a imaginé cette expression dans les années cinquante pour qualifier le positionnement stratégico-militaire de l’Occident à l’encontre de son nouvel adversaire nucléaire qui était à l’époque l’URSS. En réalité, ce scientifique de génie était partisan d’une frappe préventive. Selon ses calculs, c’était la meilleure option stratégique. Fort heureusement, les présidents Truman et Eisenhower s’en sont abstenus.
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