Une période agitée

16 février 2022

Les turbulences sur les marchés financiers, que l’on observe sans discontinuer depuis le 6 janvier,[1] ont surtout pour effet d’amputer les cours des actions et des obligations.  Ce déclin est le résultat d’une convergence malheureuse des évolutions respectives de plusieurs facteurs.

En ce moment, les cours boursiers ont cependant déjà intégré totalement les modifications récentes des principales composantes économiques et financières et l’on peut donc raisonnablement s’attendre, au cours des prochaines semaines, à des changements positifs plutôt que négatifs.

Les développements géopolitiques relatifs à l’éventuelle invasion de l’Ukraine par les troupes russes perturbent cependant ces perspectives d’amélioration et plombent, du moins à court terme, l’humeur sur les marchés financiers. 

Ces mêmes marchés qui avaient pourtant déjà assez de soucis à se faire avec les indicateurs financiers. Ainsi, à première vue, l’inflation aux États-Unis, telle qu’elle ressort des derniers chiffres publiés du commerce de détail, a grimpé plus fortement que prévu. Cela pourrait inciter la banque centrale américaine à calquer sa politique monétaire sur les indicateurs de l’inflation, comme elle l’avait fait en 2004 et 2005. Le bond inattendu de l’indicateur CPI s’expliquait cependant surtout par la hausse plus élevée que prévu des frais médicaux et des loyers.

Cette tendance a depuis lors été confirmée par l’évolution défavorable des prix de gros, qui a fait surtout ressortir l’augmentation des coûts des services polycliniques. Cette composante pèse relativement lourd dans l’indicateur PCE[2] dont la banque centrale américaine se sert comme boussole.

Si les hausses des prix des biens étaient conformes aux attentes, ces dernières ne s’en situaient pas moins à un niveau très élevé. Nous ne pouvons donc tabler sur une stabilisation de l’inflation qu’à la fin du premier trimestre, au plus tôt. Ensuite, l’on prévoit une diminution du rythme des hausses de prix, qui reviendront ainsi graduellement à un niveau acceptable.

Ce processus prendra plusieurs années, mais l’on peut tout de même en déduire que les indicateurs de l’inflation ne continueront plus à grimper (ce qui obligerait la Fed à relever davantage son taux directeur que ce que prévoient les marchés actuellement). 

Pour l’heure, les marchés financiers tablent sur 7 relèvements du taux directeur au cours des 12 prochains mois, avec une première remontée (double) de 0,50 % en mars[3], suivie par des hausses graduelles d’un quart de pour cent en mai, juin, juillet, septembre et décembre et (probablement) en mars ou mai 2023.

Cela hisserait ainsi le taux directeur à 1,75 % ou 2 %. Cela correspond (grosso modo) au niveau du taux à court terme prévalant avant le début de la pandémie. On ne peut nier que cette normalisation commence plus tôt et sera menée à un rythme plus soutenu que ce que nous avions prévu il y a quelques mois encore, mais une fois que les bourses se seront familiarisées avec ce nouveau scénario monétaire, ce processus devrait finalement être bien digéré, au prix peut-être d’une certaine nervosité d’ici là. Cette perspective optimiste dépend cependant de la poursuite de l’amélioration des résultats des entreprises et d’un ralentissement du rythme de croissance des salaires aux États-Unis.

Jusqu’à présent, plus de 75 % des entreprises américaines ont publié leurs résultats au titre du trimestre écoulé. Dans leur grande majorité, les bénéfices réalisés dépassent les chiffres attendus, en moyenne de 5,3 %. Du côté de leurs homologues européennes, cet écart positif atteint même 5,5 %. Entre-temps, les prévisions relativement modestes pour le trimestre en cours sont également revues (légèrement) à la hausse, surtout dans le secteur technologique, et plus particulièrement pour les (petits) fabricants de semi-conducteurs spécialisés.

Dans la zone euro, les marchés s’attendent également à un relèvement du taux directeur de 50 points de base d’ici à la fin de l’année (et même davantage à un horizon de 12 à 18 mois). Une telle perspective était impensable il y a encore quelques semaines. La présidente de la BCE tente de tempérer ces attentes, principalement parce que ce relèvement ne combattrait guère efficacement l’inflation et qu’il ne ferait que ralentir le redressement économique, déjà fragile, dans la zone euro.

Toujours est-il que le potentiel haussier du taux directeur appliqué sur le Vieux Continent est nettement plus limité que celui prévalant outre-Atlantique. Ce sont donc les taux d’intérêt à long terme qui sont appelés, dans la zone euro, à supporter intégralement la flambée inflationniste. De fait, les taux grimpent plus rapidement en Europe qu’aux États-Unis.

Graphique 1 : Évolution des taux d’intérêt sur les obligations d’État (à 10 ans) aux États-Unis et dans la zone euro 

Graphique 1 : Évolution des taux d’intérêt sur les obligations d’État (à 10 ans) aux États-Unis et dans la zone euro

Cette évolution stimule certes l’euro par rapport au dollar, mais une remontée des taux d’intérêt à long terme nuit davantage à l’économie que des relèvements des taux à court terme. Elle accentue également la pression sur les États lourdement endettés. Les taux d’intérêt à long terme grimpent donc sensiblement plus vite pour les obligations d’État de pays comme l’Italie, l’Espagne, le Portugal et la Belgique, par rapport aux pays du cœur de la zone monétaire européenne.

Jusqu’à présent, l’accélération de la croissance des résultats des entreprises s’est avérée suffisante pour compenser partiellement les mauvaises nouvelles sur le front des taux d’intérêt. Mais la prime de risque[4] a également augmenté quelque peu. Elle empêche, pour l’heure, un redressement complet des cours boursiers. Dans des conditions normales, les hausses de taux et l’accélération du rythme de croissance des bénéfices des entreprises sont le reflet en effet d’une croissance économique plus élevée, ce qui réduit la prime de risque et redresse ainsi à terme les cours des actions.

Dans le contexte actuel, l’on n’observe cependant pas (encore) une telle évolution. D’une part, parce que l’inflation élevée suscite toujours une certaine crainte, ce qui incite les investisseurs à la retenue. Et d’autre part, parce que les tensions relatives à une éventuelle invasion de l’Ukraine ne font que s’accroître. L’affirmation laconique selon laquelle les troupes russes amassées à la frontière n’effectuent que des manœuvres[5] s’est vue confirmée par le retrait de quelques unités, selon les dires de Poutine qui en a profité pour répéter qu’il privilégiait la voie diplomatique. 

Mais nul ne connaît les objectifs précis du président russe. S’il cherche à obtenir l’interdiction de tout missile de l’OTAN à ses frontières, et déstabiliser au passage le gouvernement ukrainien, il existe sans doute d’autres manières d’y parvenir, ce qui lui éviterait au moins en partie les graves sanctions économiques et financières dont les pays occidentaux le menacent. Quelques cyberattaques bien ciblées ? Mais nous nous garderons bien de donner d’autres idées à un renard rusé qui n’en manque pas.

Peut-être une invasion limitée aux provinces orientales russophones au prétexte que les populations locales ont demandé une protection ? 

Une guerre ouverte au moyen d’armes conventionnelles contre un peuple slave frère semble (provisoirement) moins probable. Les coûts humains et économiques en seraient beaucoup trop élevés. Mais rien qu’une petite probabilité[6] d’un événement aux lourdes conséquences suffit pour accroître la pression sur les bourses européennes et souligner la (trop) grande dépendance de notre industrie au gaz russe.

Une désescalade des tensions se traduirait en bourse par une réduction de la prime de risque exigée. Ou pour le dire plus clairement : l’impact négatif de la hausse des taux d’intérêt a été absorbé partiellement par des résultats d’entreprises meilleurs que prévu. Les cours boursiers pourraient donc se redresser complètement à la faveur d’une moindre incertitude quant aux développements économiques futurs. 

C’est en eaux troubles que la pêche est la meilleure…

[1]En cette maudite journée, le président de la Fed, Jay Powell, avait avoué que le bilan de la banque centrale américaine baisserait. Ce faisant, l’intéressé ne faillait pas à sa mauvaise réputation (et nous restons polis).

[2] Indice « Personal Consumption Expenditure ». Il est utilisé par la banque centrale comme mesure indicative de l’inflation. Ce chiffre, qui sera publié le 25 février, sera sans doute déterminant pour les décisions de la Fed lors de la réunion du FOMC du 16 mars.

[3] La probabilité d’une hausse de taux de 25 points de base lors de la réunion du FOMC le 16 mars est de 100 %. Un relèvement de 50 points de base est anticipé actuellement avec une probabilité de 60 %. Si cette probabilité s’est réduite quelque peu la semaine dernière, les marchés financiers s’y sont cependant partiellement préparés, ce qui devrait inciter la Fed à en profiter. 

[4] La prime de risque est la rémunération exigée par les investisseurs pour compenser le risque escompté. S’ils s’attendent à des risques plus élevés, les primes de risque augmentent, ce qui fait reculer les cours boursiers.

[5] Lors d’un exercice militaire similaire impliquant 80 000 soldats au printemps de 2021, les Occidentaux n’avaient pas réagi (ou à peine).

[6] Ou pour le dire avec les mots de PJ O’ Rourke : Give war a chance …

Ne vous méprenez pas : Nous nous plaçons uniquement sur un plan statistique.  Le propos de l’ouvrage de cet auteur à succès, décédé récemment, se voulait uniquement satirique. 

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