Cela pourrait être pire

24 janvier 2022

Tout comme en 1709, un front froid s'est abattu soudainement sur Wall Street le 6 janvier avec, pour principales victimes, les actions les plus légèrement vêtues. À l'époque, les régions européennes étaient aux prises avec des températures polaires qui avaient recouvert de glace, pendant trois longs mois, la mer du Nord, le lac de Garde, la lagune vénitienne et la mer Baltique, mais également tout ce que le continent abritait comme rivières, lacs et ports. Cette mini ère glaciaire allait décimer le bétail avant de provoquer une hécatombe parmi la population, principalement en France et dans les plats pays.

Et ce n'était encore que le début d'une série de calamités pour nos contrées. Le grand dégel en mars allait marquer le début de graves inondations en Angleterre et, dans leur sillage, une famine et des épidémies meurtrières de grippes(1) et de peste pour le plus grand malheur du vieux continent. 

Voilà de quoi relativiser quelque peu la chute actuelle des actions du Nasdaq (de 10 % depuis le 01-01-2022(2), tout en indiquant un point de divergence important. Alors que la cause véritable de la longue vague de froid de 1709 n'a jamais pu être éclaircie(3), la dégringolade des actions technologiques semble bien avoir été provoquée par un événement précis : la remontée des taux d'intérêt à long terme américains de 0,4 % depuis le début de l'année. 

Graphique 1 : Évolution de l'indice prix NASDAQ depuis le 01-01-1990 

Évolution de l'indice prix NASDAQ depuis le 01-01-1990

Cette poussée de fièvre des taux obligataires s'explique à première vue par la crainte croissante d'un dérapage de l'inflation. On peut le comprendre, au vu des augmentations exubérantes des prix de détail et de gros annoncées récemment aux États-Unis et en Europe. Mais les derniers chiffres montrent que les indicateurs d'inflation se stabilisent (certes à un niveau élevé) et que la pression haussière résultant de la forte reprise économique perd en intensité. Ce qui a d'ailleurs permis aux marchés obligataires de se détendre quelque peu depuis lors.  Les marchés d'actions n'en continuent pas moins de chanter leur triste complainte. 

La remontée des taux d'intérêt n'explique donc pas à elle seule la dégringolade des bourses. En réalité, ces deux évolutions s'expliquent par une même cause. Nous faisons allusion ici à la banque centrale américaine qui, effrayée par la flambée des prix, pourrait prendre des mesures excessives et ainsi ralentir inutilement l'activité économique. Des taux d'intérêt plus élevés sur fond de croissance économique déclinante n'offrent guère de perspectives réjouissantes.  Du moins pour ceux qui apprécient de voir progresser les cours des actions...

En soi, les marchés financiers pourraient s'accommoder d'un taux directeur plus élevé. Et, pour notre part, nous ne sommes nullement effrayés à la perspective de voir ce taux remonter quatre ou cinq fois(4) de 25 points de base. Cela ne ferait que ramener le taux directeur au niveau prévalant avant le début de la pandémie. Et marquerait par là la normalisation (attendue) de l'activité économique. Les taux d'intérêt à long terme, quant à eux, se dirigent par à-coups vers leur niveau de 2019, sans vraiment déraper.

Le tapering annoncé ne menace pas non plus directement l'économie ou les marchés financiers. Et en poussant plus loin le raisonnement, on peut même avancer qu'une baisse accélérée du soutien public aux marchés obligataires serait bénéfique dans la mesure où la banque centrale aurait alors les coudées plus franches pour adapter son taux directeur à l'environnement économique.

Mais, le 6 janvier, un vent polaire s'est levé à nouveau d'un côté inattendu : Les gouverneurs de la Fed, semblant impatients de se profiler comme les plus valeureux des combattants de l'hydre inflationniste, se sont proposés de réduire considérablement le total bilantaire de la banque centrale.  

Or, l'ampleur de ce bilan n'est en rien un objectif de politique monétaire de la Fed et son incidence sur l'inflation n'existe plus que dans l'esprit des monétaristes (depuis longtemps décriés). Mais l'impact négatif sur la croissance est, lui, indéniable. En insistant aussi lourdement sur ce « canon servant à tuer une mouche », la Fed a alimenté la crainte des marchés financiers qu'elle provoque un ralentissement excessif, et pour tout dire inutile, du tempo économique.

D'où la stabilisation des taux d'intérêt (parce que la croissance menace de ralentir) et la nervosité persistante des bourses d'actions (parce que les taux continuent à évoluer à un niveau relativement élevé et que la croissance économique diminue). D'où aussi l'inquiétude à l'égard des bourses axées sur les valeurs de croissance.

Lors de la réunion du FOMC du 26 janvier, les gouverneurs de la Fed auront peu, voire aucune marge de manœuvre. Ils ne peuvent en effet ni relever le taux directeur (du moins pas encore) ni accélérer le tapering. Sauf énorme surprise, ils n'augmenteront le taux directeur qu'en mars 2022. Dans leur arsenal, il ne leur reste donc que le total bilantaire. Et lorsque votre seul instrument de travail est un marteau, vous avez tendance à voir tout comme un clou...

Dès lors, ils en seront réduits à broder sur la réduction éventuelle du total bilantaire pour démontrer leur détermination à lutter contre l'inflation. Le président actuel de la Fed, Jay Powell, s'y était déjà essayé en 2015 et 2018, avec des conséquences catastrophiques pour les marchés financiers. Mais l'on n'apprend pas nécessairement plus de deux coups de sabot que d'un seul, nous avait déjà appris Mark Twain il y a longtemps.

Même si les baisses de cours récentes semblent plus qu'exagérées, on ne pourra envisager un véritable rebond que lorsque le procès-verbal des réunions de la Fed fera apparaître que le calme est revenu et que les gouverneurs avaient surjoué leur posture de vaillant combattant de l'inflation. Mais, même dans ce scénario, il s'agira de dépasser avec habilité quelques écueils à court terme. Comme la publication, le 28 janvier, du chiffre de l'inflation PCE. Or, cet indicateur déterminant pour la politique américaine en matière d'inflation, semble toujours en voie d'accélération.

Entre-temps, la poursuite de la publication des résultats trimestriels des entreprises américaines permettra d'analyser l'évolution de leurs bénéfices au cours des trois derniers mois de l'an dernier. Les analystes prévoient une nouvelle hausse moyenne de 3 à 4 % d'un trimestre à l'autre.  Cette progression modeste confirmerait néanmoins la solidité des bénéfices records enregistrés au terme des trimestres précédents. Pour l'heure, les résultats déjà publiés (qui ne portent encore que sur 12 % des entreprises) confirment les attentes. Mais quelques grands noms, comme des banques et Netflix, ont laissé entrevoir des perspectives beaucoup plus moroses. Le pic de la saison de publication des résultats se situera fin janvier-début février, avec l'annonce des bénéfices d'Apple (le 28 janvier), Amazon (le 3 février) et Microsoft (le 25 janvier).

Les bourses européennes suivistes ne saisissent malheureusement pas leur chance de se démarquer de leurs concurrentes américaines. Seuls les marchés d'actions chinois affichent un certain redressement. Ce léger rebond s'explique sans doute par la baisse du taux d'intérêt officiel et les mesures prises pour contenir la crise immobilière.

Actuellement, il est tout à fait prématuré de prétendre que nous avons déjà passé le pic des contaminations. Une pandémie de cette nature dure en moyenne de deux ans et demi à 3 ans et demi. Nous n'y sommes pas encore. Le taux de vaccination élevé et les mesures prises n'accélèrent pas ce processus. Au contraire, le dispositif ralentit la création d'une immunité collective en cherchant à atténuer l'impact de la pandémie et à étaler dans le temps la pression sur le système de santé.

Nous continuons à surpondérer prudemment les actions. Parce que les corrections baissières observées sur les bourses d'actions nous effrayent d'autant moins que nos positions sont constituées d'entreprises robustes, qui ont fait leurs preuves en termes d'évolution bénéficiaire, de positionnement de marque et de stratégie de développement réaliste et soucieuse des coûts. Moyennant un peu de patience, ce ressac boursier apparaîtra plus tard comme une opportunité. Les investissements obligataires ne se profilent toujours pas comme des placements alternatifs satisfaisants. Mais cela pourrait changer dans un avenir proche lorsque les taux d'intérêt auront atteint un pic.

En réalité, nous sommes moins effrayés par les grandes manœuvres sur les marchés financiers que par les déclarations géopolitiques récentes de Joe Biden au sujet des tensions croissantes à la frontière ukrainienne. Nous commencions pourtant à peine à apprécier que l'occupant de la Maison-Blanche ne nous surprenne plus chaque jour par des déclarations tonitruantes, comme son prédécesseur avait l'habitude d'en dégainer sur des médias sociaux avides de polémiques. 

Apparemment, les élections controversées de 2020 n'ont pas vraiment apaisé le climat. Et pour conclure, laissons à nouveau la parole à Mark Twain(5) : if voting made any difference, they wouldn’t let us do it …

[1] Cette épidémie avait commencé en Italie (hé oui) et s'était propagée comme une trainée de poudre dans toute l'Europe, dans les bagages des troupes engagées dans des guerres de succession en Espagne et en France.

[2] La baisse des cours sur le Nasdaq au cours du dernier mois se classe parmi les 10 % des plus mauvais mois de ces 40 dernières années.

[3] Assez curieusement, durant cette période, le vent soufflait principalement en provenance du sud-ouest. La météo du nord de l'Europe, du côté du pôle et de la Sibérie, n'était donc pas en cause.

[4] Selon nos calculs, en mars, mai ou juin, juillet et novembre 2022 et sans doute aussi en février 2023.

[5] Il n'est cependant pas certain que le célèbre écrivain l'ait vraiment dit. Mais peu importe. Never let the truth interfere with a good story. Et cela, il l'a vraiment dit. 

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