Économie forte, bourse faible

13 octobre 2022

En soi, leur réaction n’a rien de neuf, mais l’on peut tout de même se demander pourquoi les bourses mondiales piquent systématiquement du nez au moment même où l’on annonce que le chômage aux États-Unis continue à reculer pour atteindre à présent son plus bas niveau depuis 1969[i]. Vu que l’offre de travail est à présent le double de ce qu’elle était l’année du premier alunissage, un taux de chômage de 3,5 % à peine indique bien l’ampleur du taux d’emploi[ii] aux États-Unis.


Graphique 1 : Taux de chômage aux États-Unis et dans la zone euro

Graphique 1 : Taux de chômage aux États-Unis et dans la zone euro

Cela semble paradoxal à première vue, mais une économie solide provoque régulièrement un recul des bourses. Dans le passé, cette corrélation négative entre les indicateurs économiques et l’évolution des cours sur les marchés financiers constituait même le scénario classique dans les pays émergents. D’où la déception des investisseurs néophytes qui, enthousiasmés par leurs perspectives très favorables en matière de croissance économique, s’étaient rués sur ces nouveaux marchés, pour n’être ensuite que très chichement rémunérés pour le risque pris. 

Une croissance économique plus forte provoquait en effet également des vagues d’inflation, transformant les hausses boursières initiales en lourdes pertes. Au fil du temps, certains de ces pays émergents, tels que la Chine et l’Inde, ont réussi cependant à mieux contrôler leurs indices d’inflation et ont su, au cours de la dernière décennie, dégager des performances plus stables, et même d’une ampleur substantielle. 

Aux États-Unis et en Europe, cette corrélation négative entre croissance et returns boursiers s’observait également jusqu’aux alentours de l’an 2000. Ensuite, le lien entre progrès économique et performances boursières est devenu clairement positif, une fois que les indicateurs d’inflation sont redescendus à des niveaux à la fois beaucoup plus bas et beaucoup plus stables. 

Ce constat nous fournit ainsi l’explication du concert de lamentations que l’on entend actuellement sur les marchés financiers. L’inflation, qui atteint à nouveau les sommets de 1980, s’avère très difficile à prévoir, étant tributaire de l’évolution erratique des prix du gaz et du pétrole. Mais lorsqu’une telle flambée des prix subit encore la pression inflationniste déclenchée par une hausse de la consommation et une progression exponentielle des coûts du travail dans les entreprises, l’économie menace de déraper complètement. 

D’où les interventions énergiques et audacieuses des banques centrales qui doivent, dans le même temps, rester attentives aux dommages collatéraux à l’économie. Un exercice d’équilibre difficile pour une banque centrale, dont la Fed semble actuellement remarquablement peu préoccupée.  Au désespoir des marchés financiers. 

Le dernier rapport sur l’emploi dépeint cependant un marché du travail américain toujours très tonique, malgré la vague de relèvements du taux directeur auxquels la banque centrale a procédé afin de faire fléchir son économie domestique. Malgré toutes les calamités qui semblent, ces jours-ci, sortir tout droit de l’enfer, l’emploi aux États-Unis a encore progressé de 263 000 unités en septembre, ce qui est même légèrement mieux qu’attendu. Cette progression marque d’ailleurs la 21e hausse de l’emploi d’affilée, dont 18 ont été supérieures à 200 000 nouveaux jobs en base mensuelle ! 


Graphique 2 : Évolution mensuelle de l’emploi aux États-Unis

Graphique 2 : Évolution mensuelle de l’emploi aux États-Unis

Sans aucun doute une belle illustration de la force de l’économie américaine, qui permet ainsi de maintenir la consommation à un niveau élevé, mais qui est de nature également à créer des tensions (entendez : des augmentations salariales) sur le marché du travail. En résumé : de l’eau au moulin de la Fed.

D’où la violente réaction négative sur les bourses. La Fed n’aurait pas pu imaginer meilleur argument pour défendre sa politique monétaire agressive. L’espoir que son président, Jay Powell, et son équipe dirigeante, desserrent quelque peu leur emprise sur l’économie s’est évanoui dès la publication du rapport, ce qui a fait trébucher les bourses, sans pour autant annihiler complètement les gains hebdomadaires. 

Avant cette publication, les investisseurs faisaient encore preuve en effet d’un certain optimisme en anticipant un ralentissement du marché du travail. Cela s’est d’ailleurs révélé en grande partie justifié. Mais, malgré la diminution sensible du nombre de nouveaux emplois par rapport aux mois précédents, ce dernier chiffre reste encore largement supérieur au niveau moyen des créations d’emplois au cours de la période antérieure à la pandémie. Une bonne partie de ces créations peut être attribuée au backfilling. Il s’agit d’offres d’emplois anciennes (datant de temps meilleurs) qui sont pourvues tardivement. Des mouvements de rattrapage dans les secteurs des hôtels, des loisirs et de l’enseignement soutiennent également la tendance haussière.   

Mais tout qui souhaite voir se contracter le marché de l’emploi ne devra plus attendre très longtemps. La croissance des offres d’emploi, un indicateur de la progression de l’emploi dans les six mois suivants, émet un signal clairement baissier, alors que l’indicateur conjoncturel ISM pour l’industrie se replie juste au-dessus de son niveau de contraction.[iii]

Malgré tout, la Fed reste stoïque au vu de ces signaux indiquant un affaiblissement imminent de l’économie, répétant avec force sa position selon laquelle le taux directeur doit encore être relevé sensiblement pour venir à bout de la pression inflationniste. Pour l’heure, un relèvement de 75 points de base est attendu le 2 novembre, suivi par de nouvelles augmentations d’un demi et d’un quart de pour cent, respectivement en décembre et en février. L’on est en droit tout de même de s’étonner que la probabilité de voir le taux directeur dépasser le niveau de 4,5 % ait diminué considérablement, tout comme celle du scénario d’éventuelles baisses ultérieures de ce taux qui se situent toujours plus loin dans le temps, malgré la réalisation attendue d’une (légère) récession en 2023. Du côté de la BCE, une telle évolution se déduit également de la courbe de taux. 

L’attitude inflexible de la banque centrale américaine pourrait s’avérer une grave erreur dans la mesure où elle est susceptible de provoquer des dégâts inutiles. Le raisonnement sous-jacent de la Fed est en effet qu’un marché du travail solide pousse les salaires à la hausse et dope la consommation à un moment où un ralentissement serait plus indiqué. L’inflation est en effet déjà (trop) élevée en raison de la hausse des prix de l’énergie. Il faudrait donc empêcher coûte que coûte qu’une accélération des augmentations salariales ou une nouvelle progression de la consommation ne fasse encore grimper l’indice des prix. 

Mais c’est là que la Fed se trompe peut-être aussi dramatiquement qu’en 2018, lorsque les prévisions de croissance économique en forte hausse se sont traduites linéairement par une menace d’inflation, alimentée par des augmentations salariales. À l’époque, les commentaires du président Powell avaient également poussé dans les cordes les marchés d’actions et obligataires. Ses craintes s’étaient avérées cependant totalement infondées, comme on l’avait observé par la suite, mais le trouble donne des ailes à l’imagination[iv].

Rebelote aujourd’hui : certes, les salaires nominaux augmentent - heureusement d’ailleurs - mais cette hausse n’est pas de nature à donner encore plus d’oxygène à l’inflation. Au contraire, la progression réelle de la masse salariale est négative et a plutôt tendance à ralentir l’évolution de l’inflation. 


Graphique 3 : Augmentations salariales aux États-Unis
   

Graphique 3 : Augmentations salariales aux États-Unis

L’évolution récente des prix de l’énergie n’annonce pas une nouvelle escalade, mais avec le général hiver à nos portes et l’OPEP+[v] en mode combatif, personne n’a envie de prendre des risques sur ce plan. Cela amènera donc bientôt tant la BCE que la banque centrale américaine à relever fortement leur taux directeur. Ce qui est totalement justifié. Aux États-Unis, pour venir à bout de l’inflation. Dans la zone euro, pour ralentir l’appréciation du dollar US.

Mais la Fed veut continuer à taper sur le clou jusqu’à ce que quelque chose de fondamental plie ou cède : les salaires, la croissance économique, les indices d’inflation…

Comme aucun renversement de tendance ne s’annonce à court terme pour les indicateurs d’inflation, les marchés financiers craignent que la banque centrale continue à se focaliser sur l’emploi et veuille voir le taux de chômage remonter au-dessus de 5 à 6 %. Une perspective qui n’a rien de réjouissant, mais l’économie finira par le surmonter et l’inflation diminuera progressivement à mesure que les prix de l’énergie et des aliments se stabiliseront et que le conflit militaire s’orientera vers une solution. 

Aussi désolante que soit l’escalade actuelle des opérations militaires, elle nous rapproche aussi d’une solution. La pluie de missiles russes sur l’Ukraine n’inspire que dégoût et aversion et éloigne un peu plus Poutine de ses alliés. Sur le front géopolitique, personne ne veut s’associer à un tel mauvais perdant.  La Chine peut sortir comme le grand vainqueur moral de cette épouvantable débâcle, mais ses dirigeants ont bien trop à faire actuellement en politique intérieure pour s’assurer, dans les semaines à venir, un troisième mandat à la tête du pays.

Quant à notre allocation d’actifs, nous sommes extrêmement réservés, sachant que tout peut encore s’aggraver avant que cela aille (beaucoup) mieux. La patience est notre arme la plus solide. 

Entre-temps, nous attendons avec impatience l’adaptation cinématographique de la préparation et de l’exécution de l’attentat sur le pont reliant la Crimée et la Russie continentale. Aucun scénario de James Bond ne peut l’égaler.  

[i] Le plancher se situait à 3,4 % en 1968.

[ii] L’interprétation de ce chiffre est cependant perturbée en partie par la difficulté à analyser l’évolution du taux de participation.

[iii]La dernière valeur de l’ISM pour l’industrie indiquait un niveau de 50,9. Le niveau de contraction se situe à 50.  Le secteur des services reste cependant étonnamment solide.

[iv] En référence, bien sûr, à Maurice Gilliams, écrivain flamand, prosateur et essayiste (1900-1982)

[v] La réduction de deux millions de barils du volume visé en base quotidienne est terrifiante. Mais gardez à l’esprit que seuls quelques producteurs respectent actuellement leur objectif. Dans les faits, il est plutôt question d’une baisse d’un million (environ) de barils par jour. C’est encore beaucoup, mais quelque peu compréhensible vu la diminution attendue de la demande de pétrole. L’abaissement de l’objectif de production est donc moins politiquement inspiré que le gouvernement américain l’a laissé entendre. Cela n’enlève rien au fait que la décision des pays de l’OPEP+ est hautement inopportune. 

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