On re­cherche d’ur­gence : un bouc émis­saire (H/F). Au­cune ex­pé­rience exi­gée

17 avril 2020

Parce qu’un peuple désespéré constitue une menace pour tout régime, le gouvernement avait confié à l’institut scientifique le plus renommé de son temps la mission de rechercher les causes de l’épidémie de peste qui faisait d’innombrables victimes dans tout le pays. Et, si possible, d’y porter remède. Après une étude approfondie, l’équipe de chercheurs de la Sorbonne arriva à la conclusion unanime qu’une configuration défavorable des planètes (Saturne et Jupiter en particulier) avait libéré les gaz des marécages à l’origine de la terrible maladie(1).

Malgré les fondements scientifiques solides de cet argument, le bon peuple du haut Moyen Âge ne s’en laissa pas conter. Ce qui amena le roi de France à autoriser quelques pogroms pour canaliser la colère populaire. Mais les massacres prirent une telle ampleur que le pape de l’époque dut user de toute son autorité pour tenter de mettre un terme à cette pratique honteuse. Si son intervention ne fut pas décisive, elle permit au moins de relâcher la pression sur le régime français. Et c’est ce qui importait.

Si notre époque est marquée par de nombreux progrès dans tous les domaines, elle n’en présente pas moins des similitudes avec le temps jadis. Comme remède, nous appliquons encore la technique vénitienne de la quarantaine du XVe siècle et le principal leader mondial de notre époque semble surtout rechercher un bouc émissaire sur lequel rejeter toute la responsabilité de l’évolution sanitaire catastrophique aux États-Unis. Pour l’heure, il cible l’Organisation mondiale de la Santé et les autorités chinoises qui ont longtemps tu la mauvaise tournure prise par une expérimentation sur des virus, sorte d’opération de couverture d’un Tchernobyl biologique.

Ces manœuvres semblent pourtant superflues au vu des récents sondages : la gestion de la crise plaît plutôt à l’électorat de Trump, lequel il est vrai est friand de tels arguments.  De leur côté, les démocrates sont assez malins pour ne pas exploiter politiquement la débâcle médicale actuelle, car une telle approche pourrait se révéler contre-productive en termes électoraux(2). En Europe, les partis d’opposition se gardent bien, eux aussi, de ruer dans les brancards. Entre-temps, les mesures de confinement ont été prolongées sur le Vieux Continent, et même jusqu’à la mi-mai au Royaume-Uni et en France. D’autres pays, moins touchés et sans doute mieux organisés, commencent à lever progressivement les mesures les plus restrictives sur le plan social et économique.

Aux États-Unis, le président tente d’enrayer l’hémorragie économique le plus vite possible, en prenant le risque de remettre la machine productive sur les rails aux alentours du 1er mai.  De fait, le coût socioéconomique de la crise devient très élevé, avec pas moins de 22 millions d’emplois perdus depuis le début du confinement. Une dégradation aussi abrupte et sidérante ne s’était jamais produite auparavant, pas même durant la Grande Dépression.

Pour certains, les dommages économiques sont désormais excessifs par rapport aux avantages potentiels sur le plan de la santé publique. Les Américains ont moins d’états d’âme que les Européens pour évoquer cet arbitrage macabre. Dans l’Amérique profonde(3), des citoyens manifestent d’ailleurs contre le confinement.

Le président américain avance que le pic du nombre d’infections aux États-Unis semble à présent dépassé. Ce sommet est pourtant très difficile à déterminer. Au vu des courbes que nous tentons d’appliquer à l’évolution du nombre de cas actifs, le pic devrait plutôt intervenir dans la seconde moitié du mois d’avril aux États-Unis. Dans les pays où l’épidémie a commencé beaucoup plus tôt, comme en Italie et en Espagne, c’est en effet actuellement qu’on observe les pics d’infections. Et n’oublions pas non plus que de nouveaux cas apparaissent encore quotidiennement en Chine (et en Corée du Sud et à Singapour)(4).

Et un autre facteur important qui joue dans le raisonnement américain est le redémarrage accéléré de l’économie chinoise. Il est vrai que le géant rouge a connu, au premier trimestre de 2020, la première contraction de son économie en un demi-siècle (et de pas moins de 6,8 %). Mais, depuis lors, son niveau d’activité s’est redressé sensiblement, ce qui risque de laisser les États-Unis à la traîne des développements économiques et technologiques chinois et ainsi de menacer rien moins que l’hégémonie américaine sur le monde.

Graphique 1 : Indicateur conjoncturel PMI en Chine

Graphique 1 : Indicateur conjoncturel PMI en Chine

Aujourd’hui, l’économie mondiale affiche des chiffres négatifs qui n’avaient même pas été observés durant la Grande Dépression. Mais est-il pertinent de les examiner ? Certes, il s’agit de données objectives. Mais les chiffres relatifs aux deuxième et troisième trimestres seront beaucoup plus importants à analyser. Ils nous permettront de savoir dans quelle mesure les pertes subies seront compensées par le redressement économique espéré par la suite.

Les bourses mondiales affichent leur confiance à cet égard. Ce qui confirme une fois de plus la robustesse stupéfiante des marchés financiers. Ils n’ont finalement été pris de panique que lors des premiers jours de la crise, quand l’ampleur de la catastrophe est apparue au grand jour. 

Graphique 2 : Évolution de quelques bourses depuis le 01.01.2020

Graphique 2 : Évolution de quelques bourses depuis le 01.01.2020

Nous vous avions cependant prévenu à l’époque(5) que les marchés d’actions prennent en considération non pas un, mais trois éléments pour former leurs cours d’équilibre. Les taux d’intérêt, qui plongent à des niveaux extrêmement bas et apportent ainsi un support aux cours boursiers. Les taux de croissance attendus des résultats des entreprises qui, après un fléchissement somme toute logique, devraient se redresser relativement vite en s’appuyant sur le paquet énorme de mesures de soutien de nature économique et monétaire. Last but not least, les primes de risque qui déterminent le surcroît de rémunération exigé par l’investisseur pour supporter les risques futurs. Après une brève période de turbulence, cette prime de risque s’est fixée au niveau de décembre 2018. Une évolution qu’on pouvait raisonnablement prévoir puisque l’évolution économique future était sujette à l’époque à une incertitude comparable. 

Nous vous recommandions donc de consolider progressivement vos positions en actions. Il va de soi que nous avons suivi une telle politique dans nos fonds essentiels. 

La remontée des bourses nous inspire cependant un sentiment mitigé au moment où les indicateurs conjoncturels européens affichent des chutes inédites, où les ventes de voitures sont divisées par deux, où les dépenses du consommateur américain plongent et où le taux de chômage atteint des sommets historiques.

Depuis le début de l’année, l’indice Nasdaq 100 (indice prix en dollars US) affiche même un léger progrès (et cela après un excellent cru en 2019).

Graphique 3 : NASDAQ 100 depuis le 01.01.2020. Indice prix en dollars US 

Graphique 3 : NASDAQ 100 depuis le 01.01.2020. Indice prix en dollars US

Cette évolution s’explique en partie par les mesures de soutien et l’extrême faiblesse des taux d’intérêt, mais aussi par la pondération élevée, dans cet indice, de quelques entreprises qui s’avèrent très performantes dans cet environnement.  Des entreprises dans le secteur en ligne telles que les groupes Amazon, Activision Blizzard et Electronic Arts et leurs fournisseurs NVIDIA, Citrix et AMD. Le segment des divertissements en streaming comme Netflix et des entreprises pharmaceutiques telles que Regeneron, Gilead, Biogen et Vertex, sans oublier le sempiternel Apple. Sans oublier Tesla, qui a encore réussi à accroître sa production durant cette période. Chapeau bas pour cet exploit. Respect. Côté big losers, on retrouve sans surprise le secteur du transport aérien et des hôtels.

En examinant la liste complète des entreprises de l’indice S&P 500, nous relevons encore les performances remarquables de groupes comme Eli Lilly, Clorox et Centene, mais aussi Newmount Mining (mais il ne s’agit pas d’un secteur traditionnel à nos yeux). Et au bas de la liste végètent des croisiéristes comme Norwegian Cruise lines, Carnival et Royal Caribbean. Mais nous avions éliminé depuis longtemps ces actions de notre portefeuille en raison de leur impact négatif sur l’environnement.

En Europe, les grands gagnants sont de jeunes pousses comme Hello Fresh et Delivery hero – inutile d’expliquer pourquoi – mais aussi des opérateurs dans la sphère médicale comme Stedim et Coloplast. 

Et où retrouvez-vous ces actions ? On ne vous le fait pas dire...

De leur côté, les marchés obligataires ont encore ajouté une plume à leur chapeau, prolongeant ainsi une success-story d’une dizaine d’années, durant lesquelles les cours ont progressé de manière ininterrompue à mesure que les taux d’intérêt à long terme diminuaient. 

Cette fois, ce sont les obligations d’État américaines à long terme qui emportent la palme des performances, en raison à la fois de la baisse des taux et de l’appréciation du dollar américain sur le marché des changes. Les obligations européennes ont continué, en moyenne, à faire du surplace. Ce qui constitue déjà, vu les circonstances, une performance plus que satisfaisante. 

Graphique 4 : Évolution de quelques indices obligataires depuis le 01.01.2020.
Indice return en euro, durées 7 à 10 ans

Graphique 4 : Évolution de quelques indices obligataires depuis le 01.01.2020.  Indice return en euro, durées 7 à 10 ans

Notez également la solide performance des obligations d’État du Royaume-Uni. Malgré le lourd tribut payé par la Grande-Bretagne en ces temps de coronavirus, sur le plan du nombre de victimes comme des dommages économiques, les obligations ont vu leur valeur progresser. Elles le doivent d’une part à la baisse des taux d’intérêt, mais aussi à une hausse relative de la livre britannique. Les marchés financiers anticipent sans doute un nouveau report du Brexit.

Le scénario attendu pour les prochains mois dépend de la réponse positive qui sera donnée ou non à deux questions. Les mesures d’aide seront-elles suffisantes, et sous-question : les instances politiques seront-elles prêtes à les corriger ?

Pour notre part, nous penchons pour une réponse positive. En Chine, nous en sommes même certains. Aux États-Unis, notre seule préoccupation a trait au timing : l’administration Trump pourra-t-elle prendre des décisions complémentaires en plein milieu de la campagne électorale ? Il est probable que ses opposants politiques jugeront inopportun de lui mettre des bâtons dans les roues, pour éviter que Trump ne fasse porter le chapeau aux démocrates.

En Europe, nous n’en démordons pas : les dirigeants politiques de l’UE ont à présent l’occasion unique de prouver la valeur ajoutée de ses institutions et ainsi de clouer le bec à tous ses critiques. Certes, de premières décisions ont déjà été prises. Mais la méfiance réciproque est venue rapidement polluer les débats.

La seconde question concerne les développements futurs des infections virales. Nul n’en connaît la réponse aujourd’hui.

Mais on prépare déjà les « fêtes de la libération ». Parce que les mesures de confinement ne pourront plus être reconduites très au-delà des dates fixées à présent.  Même au risque de déclencher une seconde vague de l’épidémie. Il faut concentrer les mesures sur les événements de masse où le virus trouverait un milieu idéal pour préparer une seconde offensive. 

En clair, ne pas autoriser les grandes transhumances de touristes vers la côte ou les festivals de musique où des jeunes venus de tous horizons prennent plaisir à s’agglutiner. En revanche, le Tour des Flandres pourrait se courir. Le risque en vaut la chandelle (du moins si Van Avermaet gagne).

Des vacances dans notre jardin, en étant bercés par la musique d’antan. Cela ne nous changera pas des années précédentes. Et si vous le souhaitez, nous serions heureux de vous concocter une playlist pour passer un très agréable été.  

(1) Quant au remède, il suffisait d’attendre que cette configuration défavorable disparaisse d’elle-même.

(2) Les déficiences de l’infrastructure médicale américaine ne datent pas en effet (du moins en partie) de la période de l’administration Trump.

(3) Précisément dans les États où on compte le plus de partisans de Trump.

(4) C’est un phénomène statistique normal. Pour pouvoir écraser le pic de répartition des infections (et ainsi prévenir le débordement des services de santé), nous en avons également allongé la période. Dans le jargon statistique, on a créé des « queues épaisses ». Les cas qui se seraient produits au moment du pic de la répartition sont à présent repoussés vers la fin. Cela signifie que nous devons à un moment « raccourcir » la queue. Ce qui donne en langage ordinaire et politique : même si le nombre d’infections reste élevé, nous devons redémarrer l’économie parce que la période nous amenant à un nombre de cas (quasi) nul serait trop longue à supporter.

(5) Voir « Du football panique poussé à l’extrême », publié le 28.02.2020

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