Zigzags

9 mars 2021

Avant même le coup de gong de la fin du premier round, son challenger pour le titre mondial avait déjà mordu le tapis du ring de boxe. Pendant neuf longues secondes même, malgré quelques tentatives touchantes de se remettre sur ses deux jambes. 

Cela n'avait rien de honteux. Et cela n'avait pas fait les gros titres de la presse. Au temps de sa gloire, Joe Louis avait l'habitude, face à chaque adversaire, de décocher sans attendre une combinaison de gauches-droites dévastatrices1, conclues chaque fois par un crochet du gauche en guise de coup de grâce.

Ce n'est donc pas en raison de sa défaite expresse que Jack Roper est entré dans la légende en 19392[ii], mais pour la conférence de presse qui s'en est suivie, lorsqu'il a attribué sa déconfiture à une erreur tactique : « I zigged when I should have zagged. »

Personne n'avait compris ce qu'il voulait dire par là, mais c'était tout de même très clair. 

Hélas, ce sentiment nous est bien connu. Les marchés financiers qui glissent soudainement vers un autre coin, contre toute la logique qui nous poussait à tabler sur un mouvement dans la direction opposée. Le contexte actuel est dominé apparemment par la crainte d'une remontée des taux, ce qui pèse surtout et inexorablement sur les valeurs technologiques.

Précisément les mêmes qui avaient été hissées au rang de héros il n'y a pas si longtemps, après leurs performances épiques durant la période la plus sombre de l'épidémie. Le bond des taux d'intérêt à long terme traduit cependant moins la crainte d'un dérapage de l'inflation qu'une confirmation de la tendance haussière de l'activité économique américaine3

En Europe également, les signes de reprise économique sont indéniables. Mais, sur le Vieux continent, ni les taux d'intérêt ni l'inflation ne constituent le moins du monde une menace, que ce soit pour les bourses d'actions ou pour les marchés obligataires.

D'excellents chiffres de croissance sont cependant des armes à double tranchant si la force du redressement économique amène l'inflation à un niveau substantiellement plus élevé. Mais nous n'en voyons encore que peu la trace actuellement, à l'exception du rebond des prix jusqu'au niveau prévalant avant la pandémie. Il en va de même d'ailleurs pour les taux d'intérêt à long terme.

Graphique 1 : Taux des obligations d’État américaines à 10 ans.

Taux des obligations d’État américaines à 10 ans.

Les taux des obligations d’État américaines à 10 ans sont proches actuellement de 1,6 %. Juste avant le déclenchement de la crise du coronavirus, ils évoluaient encore à 1,83 %. Cela n'avait pas empêché les bourses d'actions de battre jour après jour de nouveaux records, en raison entre autres des résultats d'entreprises attendus. Et ces derniers sont à présent encore plus élevés qu'en janvier 2020.

Nous n'attribuons donc pas la correction actuelle des valeurs technologiques, tant aux États-Unis qu'en Europe et surtout en Chine, à la crainte croissante d'un dérapage de l'inflation ou des taux d'intérêt. Son origine est à trouver du côté du redressement économique en tant que tel, qui offre désormais de nouvelles possibilités réalistes aux entreprises qui étaient restées à la traîne. La volatilité élevée observée sur les marchés financiers ne permet cependant pas d'augmenter sensiblement les positions en actions. Les investisseurs professionnels sont contraints dès lors à faire glisser des positions au sein de leur portefeuille existant.

Et la seule option tactique semble consister à prendre ses bénéfices sur les entreprises dont les cours ont le plus progressé et ensuite à accroître les positions fortement sous-pondérées des secteurs les plus touchés.

Ce qui a les conséquences à court terme que l'on devine aisément. Mais cela ne peut signifier qu'un mouvement provisoire. Au fil du temps, la qualité finit toujours par prendre le dessus.

D'ailleurs, si l'inflation constituait vraiment un grave danger, ce sont précisément les entreprises affichant la rentabilité la plus élevée, le plus gros potentiel de croissance et le pricing power le plus puissant qui y résisteraient le mieux. Et ces entreprises se retrouvent dans le secteur des grandes entreprises de croissance, qui font dès aujourd'hui leurs choux gras de l'inéluctable tendance future à la numérisation et l'automatisation.

Vu la prévisibilité de leurs bénéfices et leurs choix judicieux dans le passé, de telles entreprises méritent d'être honorées du titre d'action de qualité. Ces dernières semaines, nous avons observé plutôt la progression des cours d'entreprises qui ont multiplié les erreurs stratégiques dans le passé et qui se sont révélées très vulnérables à la détérioration du climat économique.

De surcroît, la plupart de ces entreprises subissent une très forte pression concurrentielle. Leurs marges bénéficiaires instables risquent donc d'être mangées par une pression inflationniste croissante. Et cela parce qu'elles ne peuvent pas imposer de hausses de prix et se voient contraintes d'absorber dans leurs comptes le renchérissement des prix des matières premières et de la production.

Nous présumons dès lors que les corrections boursières récentes affectant la plupart des entreprises de qualité sont de nature temporaire. Ainsi, nous continuons à privilégier les actions de qualité, mais pas nécessairement celles appartenant au segment technologique. En Europe particulièrement, de très nombreuses valeurs industrielles méritent notre label de qualité. Leur cours recèle encore certainement un beau potentiel haussier.

Dans le contexte actuel, nous n'en démordons donc pas : ce sont précisément les valeurs de qualité, axées sur la croissance, qui peuvent offrir le plus de résistance aux hausses de taux.

Mais les marchés d'actions « zigged when they should have zagged. »

Graphique 2 : Les actions de qualité par rapport aux actions « Value4 »

 

Les actions de qualité par rapport aux actions « Value  »

En septembre 2020, nous avions déjà été confrontés à un repli similaire des cours boursiers de ces entreprises, au profit des actions à la traîne dans le secteur touristique, les services bancaires et l'énergie fossile. Les valeurs énergétiques ont à présent le vent en poupe en raison de la demande croissante de pétrole, d'une offre en baisse et des attaques terroristes sur un site pétrolier en Arabie saoudite. 

Une comparaison des évolutions des cours depuis le début de la turbulente (à tous points de vue) rentrée des classes permet de dégager quelques configurations semblables. Depuis son sommet atteint le 2 septembre, le NASDAQ affichait une perte de 15,44 % 21 jours plus tard. Le 1er décembre, l'indice technologique était revenu cependant au niveau du début du mois de septembre pour atteindre ensuite un nouveau record le 15.02.2021, 11 % plus haut.

Entre-temps, il s'est passé à nouveau 21 jours, et ce gain est parti complètement en fumée. Après cette baisse des cours de 11 % – et la hausse de bénéfices d'entreprises intervenue entre-temps – le rapport cours-bénéfice du NASDAQ est revenu aux alentours du niveau de la fin septembre, lorsque la raclée des actions technologiques a pris fin soudainement.  Est-ce le prélude d'un redressement imminent ?

Depuis lors, la hausse des taux d'intérêt à long terme américains a également renforcé considérablement le dollar US. Cette évolution va certainement profiter à la position concurrentielle des entreprises exportatrices européennes. Les marchés d'actions européens peuvent donc espérer refaire une partie de leur retard par rapport à leurs concurrents américains5.

Le renforcement du billet vert était d'ailleurs inscrit dans les astres. Notre modèle de valorisation indiquait en effet depuis quelque temps que la devise américaine était sous-évaluée.

Graphique 3 : Taux de change $/€ par rapport à la valeur indiquée par notre modèle 6

(Une courbe plus basse signifie un renforcement du dollar par rapport à l'euro)

Taux de change $/€ par rapport à la valeur indiquée par notre modèle

Sur le front économique, les nouvelles sont bonnes à quelques exceptions près.  Un signal relativement fort est surtout émis par la composante industrielle des économies américaine et européenne. Les chiffres de l'emploi y réagissent favorablement, sans montrer des signes de surchauffe. Le dernier indicateur précurseur du secteur des services7aux États-Unis s'est révélé cependant défavorable, en étant sensiblement inférieur aux attentes. 

Parmi les causes avancées, on a cité la météo exécrable au Texas et sur la côte Est, mais aussi la difficulté des entreprises à passer à la vitesse supérieure par manque immédiat de personnel employable. Étrange.

Mais, en matière de prévisions, il en est une qui permet de gagner à tous les coups. Comme celle touchant le président actuel de la banque centrale américaine : chaque fois qu'il a un micro devant lui, les marchés financiers piquent du nez Ainsi fut (pré)dit, ainsi fut fait le 4 mars. Jay Powell avait à peine inspiré pour prononcer ses premiers mots que le sentiment du marché, au départ positif, s'est retourné avec, à la clé, une séance boursière en net recul.

Il n'avait pourtant fait que répéter la position bien connue de la Fed : « Nous n'interviendrons pas, même en cas de hausses de l’inflation. Le redressement du plein emploi est l'objectif primordial. Tant qu'il n'est pas atteint, le taux directeur restera bas et la politique monétaire extrêmement souple. Nous ne craignons pas l'inflation, parce que la poussée actuelle n'est qu'une réaction aux chiffres d'inflation mis sous pression en 2020. »

Autrement dit : on laisse délibérément sortir le génie de la bouteille.

Malheureusement, pour une telle position audacieuse, Powell ne dispose plus de la crédibilité nécessaire, après la débâcle sur les marchés obligataires en 2015 et surtout en 20188, avec à la clé une lourde et inutile chute des bourses d'actions. 

Il personnifie en tout cas à merveille le dicton : la parole est d'argent et le silence est d'or.  Et cela vaut aussi pour les cours de l'or en chute libre.

[1] Le boxeur légendaire Joe Louis avait appris cette technique à son école de boxe où il payait ses cours avec l'argent qui était destiné normalement à ses leçons de violon.

[2] Ce qui valut à Jack quelques petits rôles au cinéma par la suite. Mais, comme pour de nombreux athlètes dont la vie dissolue a gâché le talent, la carrière de Joe a périclité après 1950.  Il n'en fut pas moins enterré avec les honneurs militaires au cimetière d'Arlington qui est aussi la dernière demeure de nombreux présidents. En hommage à son mérite moral qui s'est exprimé à travers ses actions de soutien des troupes américaines durant la Seconde Guerre mondiale. Dernièrement, Arlington est revenu au-devant de l'actualité lorsque les Démocrates ont exprimé la volonté de dénier à Trump le droit d'y être enterré un jour.

[3] Janet Yellen, la nouvelle ministre des Finances dans l'équipe de Joe Biden, vient encore de marteler ce point.  Certes, elle accompagne sans doute moins son point de vue de considérations scientifiques – contrairement à ses interventions antérieures dans sa fonction de présidente de la Fed – et semble plus inspirée par son engagement politique. Et nous le comprenons fort bien.

[4] Par « value », nous entendons ce groupe d'actions qui présentent un rapport cours-bénéfice inférieur à la moyenne. (Contrairement aux actions « growth » qui affichent un tel ratio supérieur à la moyenne). Par « qualité », il faut comprendre les actions qui affichent des performances supérieures à la moyenne en termes de rentabilité, de croissance et de politique de dividende, et inférieures sur le plan du risque. Depuis le 01.01.2020, les actions « value » se situent d'ailleurs encore en retrait de 15 % par rapport aux valeurs de « qualité », malgré les mouvements récents.

[5] Du point de vue de la zone euro, l'appréciation du dollar limitera cependant dans une grande mesure le recul des entreprises américaines cotées par rapport aux marchés européens.

[6] Cette valeur modélisée est déterminée par : les différentiels de taux d'intérêt à court et long terme, les écarts d'inflation et une composante qui tient compte du cours du yuan et des taux d'intérêt chinois.

[7] Le secteur des services représente 70 % de l'économie américaine en termes de PIB.

[8] Ce qui lui a valu un surnom peu flatteur : Inspecteur Clouseau. 

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